Je t’aime je t’aime : 60 secondes chrono
On n’en sort pas, on ne s’en sort pas, on devrait toutefois se divertir
du dédale létal…
L’argument temporel et sentimental de
Je
t’aime je t’aime (Alain Resnais, 1968) évoque évidement ceux de Sueurs
froides (Alfred Hitchcock, 1958) et La Jetée (Chris Marker,
1962), mais rime également avec ceux de Hiroshima mon amour (1959), L’Année
dernière à Marienbad (1961), Providence (1977) ou Mon
oncle d’Amérique (1980) ; on peut aussi, sinon surtout, penser à Enquête
sur une passion (Nicolas Roeg, 1980), certes en moins muséal, trivial.
Ce film méconnu, mal-aimé, financé avec difficulté, François Truffaut & Mag
Bodard s’y collent, promis à la confidentialité, puisque, appréciez l’ironie,
lui-même victime d’un bad timing, titre en VO de l’item britannique précité, celui du récit
en reflet d’un festival cannois annulé, merci au mois de mai, portraiture en
effet, en montage démonté, un homme amoureux, peut-être meurtrier, plongé de
façon littérale, estivale, dans son passé, le « marécage » d’une
certaine féminité, au risque de s’y perdre, de ne pouvoir revenir parmi le
présent d’une expérience risquée. En Belgique, sous couvert de recherches
agronomiques, des chercheurs très chics, à ne point confondre avec des flics, trafiquent
le continuum du réel, s’essaient au flash-back extériorisé sur des souris.
Pour prouver leur résultat sympa, ils embarquent à bord de leur Mercedes funeste
un cobaye suicidaire, rescapé, indifférent, et le spectateur cinéphile attentif
retrouve le René Magritte de Un homme qui dort (Georges Perec
& Bernard Queysanne, 1974), L’Empire des lumières substitué à La
Reproduction interdite. Tout commence comme dans La Mort aux trousses
(Hitchcock, 1959) : Claude Ridder, rider
on the storm intime, amitiés à Jim Morrison, explorateur spirituel, se fait
kidnapper de son plein gré à la sortie d’une clinique, se fait escorter en
voiture par du Krzysztof Penderecki choral à la place du Bernard Herrmann
orchestral.
À peine plus tard, en 1973 puis en
1980, William Friedkin & Stanley Kubrick opteront à leur tour pour des opus apocalyptiques du compositeur
polonais, cette fois-ci à l’occasion de L’Exorciste et Shining. Ridder le
trentenaire connut la guerre, la fit, délivra un village, désormais survit, à
l’aide de petits métiers mal rémunérés, adieu à l’aventure de l’écriture, qui
cependant satisfont son désir de ne pas/plus s’engager, de se délester des
sinistres responsabilités, de rester à distance des misères du monde. Tant
mieux, tant pis, il s’éprend d’une Catrine neurasthénique, dont l’angoisse
finira au gaz, pas celui d’Auschwitz, de Nuit et Brouillard (1955), plutôt
celui d’un radiateur défectueux d’hôtel glacé à Glasgow la
« lugubre ». Outre ressusciter sa bien-aimée adorable, insupportable,
disputée, trompée, le vrai-faux coupable, Hitch bis, se voit en vérité subjective, voire objective, projet de POV évacué,
in extremis innocenté par un
accident, un double départ inconscient, la belle endormie sous somnifère, souriante,
surprenante, ne se réveillera plus, relecture d’un conte célèbre, alors que
Ridder taquine ses conducteurs, lui promettant de « l’extraordinaire »,
citant la citrouille-carrosse de Cendrillon. Notre Orphée sans
qualités connaît le volatile vorace de Prométhée, pourtant sa compagne lui
répond qu’elle vient d’acheter du poulet, réplique drolatique paraphant
l’humour constant, discret, du scénario de Jacques Sternberg, spécialiste anversois
de la SF, du fantastique et amateur de formes courtes. Métrage doublement
expérimental, Je t’aime je t’aime permet à nouveau à Resnais d’expérimenter
avec la chronologie, de jouer au/du désordre contrôlé, l’aléatoire des
souvenirs, sûrs ou incertains, par essence personnalisés, ripolinés par la
psyché, repeints par le rêve, incrusté au creux d’une structure linéaire, d’une
diégèse simple, d’aucuns diront simpliste, la durée du voyage immobile, mental,
quasiment calquée sur la durée du film lui-même.
Le retour en arrière assisté,
surveillé, se déroule au milieu d’un entrepôt falot, au moyen d’une technologie
analogique, à la limite du préhistorique, le « sas » entre les
espaces-temps ressemblant à une sorte de gousse d’ail géante surmontée
d’antennes à la Mugwump, ces créatures impures découvertes et dialoguées par le
Bill Lee du Festin nu (David Cronenberg, 1991), autre périple
psychédélique, nécrophile, incluant un écrivain vulnérable. Cet intérieur
utérin, volontairement simplifié, à la fois réaliste et abstrait, annonce avec
une demi-décennie d’avance les décors au LSD du Dune mort-né d’Alejandro
Jodorowsky. Le cinéaste, on le sait, s’amusa à remonter l’ensemble dans l’ordre
habituel, traditionnel, d’ailleurs autant arbitraire que le kaléidoscope
quantique, constata que l’émotion se dissipait, regretta par la suite la
similarité des traits de ses actrices, paraissant ne pas saisir qu’elle servait
le dessein/dessin masculin, quête itérative d’un unique féminin. Si Je
t’aime je t’aime, film mirage miroité jusqu’à son titre, je singe
l’orthographe du rouge générique, je vire la virgule, ne perd jamais le public,
l’assemblage des images, effectué par le légendaire Albert Jurgenson, monteur
césarisé de Providence et Garde à vue (Claude Miller, 1982),
toujours signifiant, stimulant, ludique et mélancolique, il ne parvient à
l’impliquer totalement, la faute à des silhouettes suspectes, à des
représentantes du « deuxième sexe » peu intéressantes. Pour l’écrire
avec courtoisie, avec le respect dû aux mortes, spécialement de leur propre
main, Olga Georges-Picot, ancien mannequin qui connut une célébrité express, qui décida d’écourter son
destin, ne saurait « une seconde », expression idoine, rivaliser avec
Kim Novak, Theresa Russell ou même la mutique Hélène Châtelain, mal servie,
reconnaissons-le, par un rôle pas drôle, désincarné, paresseux.
Quant à l’aspect plastique et
rythmique de l’ouvrage bien/trop sage, il pâtit du voisinage de ses aînés au
sommet, de son principal descendant assez sidérant. Demeure le remarquable
Claude Rich, son monologue mémoriel au bord des larmes en démonstration
émouvante, éloquente, remarquez le regard caméra, des capacités d’un talent
immanent, immortalisé, maintenant ranimé par le numérique. « Fait comme un
rat », de laboratoire, bien sûr, se moque gentiment sa maîtresse, Claude
Ridder le séducteur, appréciateur d’épouses callipyges, Bernard Fresson
frissonne, ne peut vivre avec/sans sa Catrine, décida de se supprimer, ne lui
survivra probablement pas, ce que laisse entendre la mine attristée de la team rassemblée, venue le récupérer sur
la pelouse, presque au hasard. « Quand on crève de faim, le temps ne passe
pas vite », indeed, remarque collective,
politique, d’une œuvre individuelle, individualiste, cause possible de son
insuccès en salles, la France de la fin des années 60, pas qu’elle, préoccupée
par des questions de société, pas de temporalité. Au terme des
réminiscences-souffrances de Spider (Cronenberg, 2002), Ralph
Fiennes retrouve malheureusement la mémoire, s’avère être un juvénile assassin
molto œdipien, gaz again, tandis que
James Stewart subit, sidéré, son châtiment d’esseulement, que Davos Hanich
succombe en stéréo, qu’Art Garfunkel recroise son Eurydice refroidissante. Rider,
entouré, solitaire, en marche arrière, au sortir de l’eau, au silence succédant
au Misterioso
de Thelonious Monk, se tire une balle en plein cœur, se rate, revient/renaît ailleurs. Aimable
et discutable, ni chef-d’œuvre archivé, ni ratage hors d’âge, Je
t’aime je t’aime s’achève sur un plan déprimant, résilient – abandonnée
dans l’atelier déserté, prisonnière de son bocal en verre, la souris transfrontière
respire à travers un orifice, ouf.
L’arrêt sur image momifie le mouvement,
le moment, matérialise la nature binaire du cinéma, (re)lisez Gilles Deleuze,
exégète ad hoc, art des horloges et des horlogers, des fantomatiques miroirs
minutés, symbolise la condition du vivant, humain, animal ou végétal, gare à la
couleur green, dixit Catrine, programmé pour mourir et néanmoins à proximité de
l’immortalité, de l’éternité, grâce à l’esprit épris, à l’imagination, à la création,
à l’exhumation, aux productions pertinentes et persistantes.
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