Les Étrangleurs de Bombay : Nocturne indien


Mélodrame à Mumbai ? Conte défait, d’effroi.


Film historique et politique, film sadien et racinien, Les Étrangleurs de Bombay se déroule en 1829, sort en salles en 1959, se découvre/se visionne en 2019. Il s’agit d’un méconnu sommet de la carrière de Terence Fisher, qui se déploie en parallèle du contemporain diptyque Le Tigre du Bengale + Le Tombeau hindou. Fisher & Fritz ? Terence versus Lang, car nous voici face à du vrai romancé, du noir et blanc séduisant, de la folie, du conflit, du fanatisme, du colonialisme, du capitalisme. Frankenstein peut s’échapper, Dracula cauchemarder, le cabot des Baskerville aboyer, la momie maudire, Fisher s’en fout et nous itou. Sans quitter sa terre insulaire, il recrée l’Inde avec presque rien, en CinemaScope, pardon, en « Strangloscope », il refuse l’exotisme rassurant, sinon arrogant, il ignore encore, ridiculise par avance, les pitreries pédophiles d’Indy assorti de son temple maudit, relègue Spielberg, envoie Lucas à la casse. Bien sûr, il s’entoure des réguliers collaborateurs de la Hammer, citons Molly Arbuthnot aux costumes, Bernard Robinson aux décors, Arthur Grant à la direction de la photographie, Alfred Cox au montage et James Bernard à la musique, tandis que Michael Carreras & Anthony Hinds produisent l’ensemble, participent à la réussite. Mais l’on doit cependant l’argument, supervisé par un conseiller spécialisé identifié au générique, à un Américain bon teint, David Z. Goodman, le scénariste des Chiens de paille (Peckinpah, 1971) et de L’Âge de cristal (Anderson, 1976), c’est-à-dire de deux fables sur le fascisme, à base de massacre de propriétaire et de société génocidaire. Ici, une secte d’assassins dédiée à Kali, jusqu’alors impunie, en vient à gêner les intérêts du commerce anglais ; le capitaine Lewis, seul représentant de Sa Majesté à se soucier sincèrement de la populace basanée, de ses angoissantes disparitions, se voit évincé de l’investigation tardive, au profit du fils infect d’un ami de son supérieur en sueur.


Sorte de western bressonien, The Stranglers of Bombay satirise les classes, visualise les rivalités, fait suivre l’exposition d’une extermination, la démission d’une promotion, s’achève sur une citation lucide du général Sleeman, vrai-faux modèle du protagoniste, sur une victoire à la Pyrrhus vaccinée contre le triomphalisme : « This is only the beginning », indeed, et l’indépendance du pays survient en 1947, au prix d’une partition à l’unisson de la division des religions, remarquez le crachat du musulman parlant de l’hindou, événements récemment retracés sur grand écran via Le Dernier Vice-Roi des Indes (Chada, 2017). Conscient de la « dissatisfaction » de la population, Lewis songe déjà aux descendants des séides décimés, semble envisager l’avenir, le temps de partir. Auparavant, capturé, ligoté au sol, assoiffé, blessé, il assiste sous le regard goguenard de la décolletée, désaltérée, Marie Devereux, tandem chez Sam Fuller (Shock Corridor, Police spéciale, 1963-1964), à un combat de cobra mis KO par une mangouste, allez ouste. S’il sacrifie fissa au culte de l’érotisme maousse-mammaire selon Federico Fellini & Russ Meyer, Fisher s’en fiche, se focalise sur l’imagerie mimi d’un sadisme à satiété, proche de Paso à Salò ou en écho à Deodato, notoire tourmenteur d’animaux (Cannibal Holocaust, 1980), sur un fratricide in extremis rédimé par un médaillon dédoublé, trait d’union et d’amitié entre le master pourvu d’un cœur et son serviteur amputé de sa main, ensuite étranglé par son frangin, retrouvé enfin. Acmé du catalogue horrifique, le grand-prêtre mystique, magnanime, metteur en scène de mendiants mielleux, périra sur un funeral pyre du meilleur effet. N’oublions pas de mentionner, de recommander, une scène de pendaison inédite, orgasmique, où le condamné réduit au silence par un sbire infiltré, lui-même marqué, s’élance et se suicide, en extase, ravi de rejoindre sa Kali, oh oui.


L’humour britannique ne perdant jamais ses droits, y compris à l’étranger, en danger, un type en uniforme ne s’étonne de la liesse manifestée au spectacle obscène, mieux, il avoue la partager un peu, reconnaît que celle, étonnante, inquiétante, de la victime volontaire, s’avère « a little bit wrong, Sir. » Fi d’euphémisme, les indigènes ne se gênent pour violenter un voisin dans son sommeil, pour occire les conducteurs d’une caravane au même moment désarmant, camés au sucre amer, sinon salé, à l’instar du sang, qui ne doit point couler, une arme en soie suffira, ma foi. Détail d’importance et de précaution, les tombes creusées au préalable attendent les cadavres mêlés, éviscérés. En puissant prince des ténèbres intenses, je renvoie le lecteur vers mon petit portrait du réalisateur, Terence Fisher propose ainsi une traversée des atrocités délestée de la moindre once de racisme, un voyage au bout de la nuit au sein d’une domination en sursis, un poème pulsionnel déployé avec une rigueur d’horloger, une rationalité surnaturelle en contraste avec l’insanité généralisée du récit, comme si le superbe et serein classicisme de sa caméra servait de rempart et surtout d’écrin au mal matérialisé, ramifié, laïcisé, enraciné dans une réalité certes par procuration, substitution, stylisation, néanmoins débarrassée de l’attirail baroque de la couleur expressive, de la sexualité ritualisée, du bestiaire de la mythologie littéraire. Sans cesser d’être un produit poli, un divertissement d’antan, The Stranglers of Bombay s’apprécie en démonstration d’éclairante obscurité, en allégorie lucide et intrépide, de surcroît en leçon de cinéma, austère et fière sexagénaire.


Bernard, Indien de naissance, percute le spectateur auditeur par ses percussions hypnotiques. Grant creuse le plan au moyen de sa profondeur de champ, à faire saliver Welles ou Wyler. Jan Holden, épouse compréhensive en robe immaculée, ajourée puisque penchée pour embrasser, Guy Rolfe, insider et outsider convaincu et convaincant, George Pastell, fascinant saint homme digne de l’asile, Marne Maitland, originaire de Calcutta, confrère de Machiavel baptisé Patel, tous supportent l’édifice à revisiter, le mausolée à saluer, tous nous importent sous leur persona de surface et de symbole, retour à Oscar Wilde préfacier du Portrait de Dorian Gray. Et Terence Fisher, avec ses cadres au cordeau, sa confiance faite au plan-séquence, à l’intelligence du public, ses accélérations rythmiques, la fin du bref métrage en étalon de minutage, à nouveau transforme la monstruosité en beauté, délivre une œuvre au noir d’alchimie cinématographique, donc une construction de destruction, grave sur la rétine anglophone une eau-forte qui affole, qui rend ivre, qui ranime la magie noire et blanche du ciné, cet art artisanal, pur et impur, négoce et sacerdoce. Film funèbre et à sa façon flamboyant, The Stranglers of Bombay constitue en sus un opus d’apprentissage au carré, le brave, sens duel, Lewis in fine dessillé, en reflet du cinéphile fébrile. « If we have done nothing else for India, we have done this one good thing » affirmait le militaire réel, précité supra. Histoire de pasticher l’Histoire, reformulons, adressons nos remerciements à Terence Fisher, auteur de beaucoup d’autres items et toutefois signataire, de la première seconde à la dernière, de ce titre majeur, documenté, sarcastique, sans merci, à la senteur et au sentiment de mort, fleuron funeste de sa remarquable, magnétique, maléfique et magnifique filmographie.

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