Le Fantôme de l’Opéra : Backstage
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Rupert
Julian.
I’m gonna
swing from the chandelier
Sia
On s’aime comme ça la Seine et moi
Vanessa Paradis
Mais il connaît pas Raoul, ce mec !
Bernard Blier
Ce qu’apporta, autrefois, la lecture
adolescente du Fantôme de l’Opéra ? La découverte étonnante de l’humour
constant de Gaston Leroux, hélas congédié par la plupart des adaptions au ciné,
rétives au mélange déconcertant des tonalités, éprises de rassurant romantisme
défiguré, de belles + bêtes relookées, à l’exception notable et notoire,
remarquable et remarquée, du Phantom of the Paradise (1974) de
Brian De Palma, mélodrame littéral mais aussi, disons en split screen, satire
sarcastique de l’industrie US du microsillon, du capitalisme en chansons,
foutrement faustien, on le sait bien. Toutefois, voisinage du slapstick oblige, participation d’Edward
Sedgwick, partenaire de Buster Keaton ou Laurel & Hardy, comprise, cette
œuvre collective, à versions diverses, successives, s’avère discrètement drolatique, par
exemple grâce à un couple de propriétaires téméraires, apeurés, à une
trappe/monte-charge, en tout cas davantage que les travaux d’Arthur Lubin en
1943, de Dario Argento en 1998, de Joel Schumacher en 2004, triptyque subjectif
guère jouissif. Tandis que Carl & Ernst Laemmle recyclent la vraie-fausse
façade de Notre-Dame utilisée par Wallace Worsley en 1923, l’insider français Ben Carré se remémore
et transpose les décors de Garnier, bien supervisés par le directeur artistique
Charles D. Hall, futur collaborateur de Browning & Whale, bien éclairés par
trois DP doués, énumérons les noms de Milton Bridenbecker, Virgil Miller, Charles
Van Enger. Quant à l’inégalable et inégalé Lon Chaney, il révèle son visage au
mitan du métrage, par conséquent à la quarante cinquième minute, en regard
caméra, oui-da, il constitue la raison essentielle de revisiter l’opus pionnier, impersonnel et soigné, ici escorté, en 1990, par le score énergique et lyrique de Gabriel
Thibaudeau, par ailleurs auteur d’une puissante et précieuse partition pour l’identique-mutique
Au
Bonheur
des Dames de Julien Duvivier (1930).
Fort de son faste, de ses faiblesses,
Le Fantôme de l’Opéra (Rupert Julian, 1925) traverse d’autres items, rappelle-présage l’expressionnisme
américanisé, le gothisme acclimaté, de Dracula (1931), Frankenstein (idem), La
Momie (Karl Freund, 1932), Le Loup-garou (George Waggner,
1941), magnifiques monstres universels de la maison-mère Universal, auxquels
adjoindre bien sûr le Quasimodo de Hugo. Relisez-moi ou pas à propos de À
l’Ouest, rien de nouveau (Lewis Milestone, 1930) : le bestiaire
littéraire dialogue avec la Grande Guerre, voire l’inverse, « La bataille
va recommencer » formule la une du Matin, à dessein, la tête de mort
animée de Chaney, à moitié dissimulée sous un masque, évoque les gueules
classées cassées de l’époque, apparues une dizaine d’années plus tôt,
l’insanité de masse, du troupeau de populace aux flambeaux, avide, vengeresse,
surpasse les meurtres individuels, fraternels, de frérots en reflet. Expéditive
et expédiée, la coda se situe au sommet, sèche scène de lynchage suivi d’une
noyade, capable de rivaliser avec le James Whale de Frankenstein ou le Fritz
Lang de Furie (1936), en sus de faire resurgir au sein de la conscience
du citoyen les eksaktions du KKK là-bas ou la répression selon Papon, désormais
baptisée « massacre du 17 octobre 1961 ». Auparavant, Le Fantôme de l’Opéra commence en mode Nosferatu le vampire (Friedrich
Wilhelm Murnau, 1922), par un prologue hypnotique de type à lanterne écarlate,
d’ombre murale létale presque en plan-séquence. Le petit peuple opératique,
capturé parmi les coulisses ou au milieu du proscenium,
s’agite donc au-dessus d’une ancienne tombe, d’insoupçonnables catacombes, d’une
chambre des tortures peut-être révolutionnaires, fichtrement feuilletonesques, dont
le Fantôme figure le « retour du refoulé », Mort Rouge poesque de bal
masqué en couleurs curieuses, aventureuses, funeste invité pas si déguisé
causant l’effroi des bons et beaux bourgeois.
En 1980, le David Lynch délocalisé de
Elephant
Man, conte de fées fatal, rejouera la lutte et surtout le spectacle des
classes, toujours en tutu, en chassé-croisé immaculé, en POV surélevé, au
propre, au figuré, place de salle et d’échelle sociale. Lammle, Parisien
d’occasion, en bon termes avec Gaston, dites-moi, dear Carl, si vous kiffez mon dernier bouquin, le voici entre vos
mains, prive Erik de pedigree,
privilégie à l’insu de son plein gré l’horrifique au dépens du pathétique. Exit le freak du roman, ignoré par sa maman, entrepreneur de fondations,
solitaire de bas-fonds, mélomane in extremis rédimé de ses crimes ;
bienvenue au Malabar de L’Inconnu (Tod Browning, 1927),
c’est-à-dire à Norman Kerry, protecteur en sueur de sa cantatrice en détresse, à
savoir Mary Philbin, desservie par son personnage à ramage monotone, à
indépendance de métronome, à dilemme de je t’aime, à traquenard de Fort
Boyard,
au sous-texte façon Welles, scorpion ou sauterelle, choisis, ma chérie, décide,
mon infidèle, et mate le matou black de
mauvaise augure, mon impure… Faust fameux ou Don Juan « triomphant »,
Carlotta prima donna ou Carlotta Valdes à l’aise (Sueurs froides,
Alfred Hitchcock, 1958), Christine ou Marguerite, Erik ou Raoul ? On s’en
fout, roule, ma poule, trace le triangle de vaudeville livide, fais s’effondrer
le lustre lourd, fais traverser ton miroir à ton Alice équestre, jusqu’à ta
gondole de Charon pour lac souterrain, malsain. « Curiosity killed the cat »,
indeed, a fortiori féminine, en rime à l’épouse intrusive de Barbe-Bleue,
mes aïeux. Finalement, un ersatz de Persan, en réalité agent secret de la
Sûreté, identifie l’affreux en fou, en ex-pensionnaire
de l’île du Diable, salutations estivales aux célèbres Alfred Dreyfus &
Henri Charrière. Un brin nécrophile, le faux fantôme pionçait au creux d’un
cercueil, en quête du grand sommeil éternel.
À deux reprises Erik, debout, se
tient en surplomb de Christine, couchée au sol, confrontée à sa face, éjectée
d’un fiacre. La caméra se tient en plongée, observe les amants mal assortis, la
prisonnière sur le point d’être foulée aux pieds par la foule rapide, déchaînée.
Le drame modérément musical se termine dans la Seine, cohérente et captivante
logique symbolique d’un titre sis sous le signe liquide, aquatique. En 2019, Le Fantôme de l’Opéra, classique à succès, se savoure ainsi à sa modeste
mesure, ne saurait certes concurrencer la sublime démesure ramassée du The
Unknown précité, où le lonely
Chaney acceptait la double amputation de ses bras, voilà, histoire d’enlacer
enfin, au moins en pensée, la phobique Joan Crawford. Il demeure un
divertissement plaisant, jamais malaisant, passionnant, car ouvrage trop sage,
confortable, à la manière d’un mausolée aseptisé, délesté des flammes de
l’enfer, de la malédiction de la chair, malgré son dénouement surprenant,
brutal, prophétique et politique, le pauvre Erik, remerciement ironique pour
avoir sauvé les naufragés imbéciles, à domicile, foutu à la flotte par l’hydre
falote, incarnation latinisée, finis,
en effet, d’un étranger familier. Mis en lumière amère par la nuit de l’âme,
les monstres réels se démasquent et se démènent, se réunissent et sévissent,
lucide et cruelle moralité d’un poème policé, littéralement conclu au bord du
précipice, du courant révoltant, séduisant, insatiable d’atrocités commises
en vérité ou seulement et nécessairement lues, filmées, chantées,
portraiturées, appréciées sur grand écran ou PC.
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