Krull : Un peuple et son roi
Colossale connerie à concasser ? Modeste trésor à transmettre.
En découvrant Krull (1983) hier soir,
surpris, séduit, je pensais à Ladyhawke (1985), aux extérieurs
aussi tournés en Italie. Réel réalisateur, à l’instar de Richard Donner, Peter
Yates sait en effet enraciner sa fantasy
au sein de la réalité, au propre, au figuré. Une bande-annonce d’époque, malheureuse car
menteuse, transforme le film en ersatz désargenté de Star Wars (Lucas, 1977), en
mélasse médiévale anachronique, gare aux lasers
faméliques. En vérité, Krull s’avère un conte de fées sur
la fraternité, une allégorie jolie sur l’exercice du pouvoir, démocratique ou
tyrannique, une œuvre adulte, remplie de calme tumulte, adressée non pas à
l’enfant peut-être encore l’intérieur du spectateur, disons disparu depuis des
décennies, mais à sa part d’enfance, c’est-à-dire à sa capacité conservée de
s’émerveiller, de s’immerger au milieu du merveilleux, de suspendre son
incrédulité, d’animer en feedback les
images dotées d’une âme, à la fois surface et symbole, bonne orthodoxie
wildesque. Après La Guerre de Murphy (Yates, 1971), salué par votre serviteur,
voici donc celle de Colwyn, fils orphelin de roi détrôné fissa, menée en
compagnie d’une petite armée improvisée, prisonniers évadés, détrousseurs en
embuscade, aussitôt recyclés, vive la liberté, les vraies valeurs-vertus
transmises aux descendants devinés, en soldats de fortune, d’infortune, contre
des envahisseurs stellaires, au repaire téléporté de « forteresse
noire », amitiés à Michael Mann, aux couloirs et recoins outrageusement
utérins. Survivant du massacre liminaire, « enfant » blessé, lui
reproche son mentor, ermite narrateur, le prince va devoir grandir, se mettre
au monde lui-même, parcourir son vaste domaine, vaincre ses dangers
démultipliés, avant de délivrer sa captive préférée, Lyssa l’immaculée, rousse princesse
dépourvue de papounet, tout sauf insipide et fade « demoiselle en
détresse », davantage promise fidèle, pas facile à tromper, en sus
maîtresse du feu humide, salvateur, sorte de Prométhée transsexuel détentrice
de la moralité du métrage, soulignant le caractère éphémère du pouvoir, éternel
de l’amour, amen.
Dans Krull, la double question
de l’alliance, de la clairvoyance, se fait centrale, primordiale, d’elle dépendent
la paix, la lignée, le déplacement, la discrète dimension méta. Ici, les
aveugles voient, l’espace plutôt que le temps ; ici, un cyclope à trident,
pas prénommé Personne, tant pis pour Homère & Leone, héritier de
collaboration-malédiction, prévoit le jour de sa mort, refuse in extremis
de l’attendre sagement, esseulé, se rue, en « cheval de feu », s’il
vous plaît, de travelling, de
transparence, au secours de ses nouveaux amis, pour eux se sacrifie. Enfin, la Widow of the Web, mère damnée, en raison
d’un infanticide à la Médée, retrouve au
miroir amoureux, enchanté par le pardon du père âgé, sa beauté mature, veuve voilée à son tour
généreuse en suicide, noble proie d’une araignée albinos, cristalline, articulée
à la Ray Harryhausen, tandis que son ancien soupirant, qui l’abandonna pour
exercer ses masculines responsabilités, court mettre au courant la troupe, ses
secondes glissant littéralement entre ses doigts, sable de sablier magique, à
l’écoulement existentiel chronométré. Jamais régressif, poussif, passif, Krull
s’autorise ainsi des décès en série, enseigne que la Faucheuse, toujours
victorieuse, a contrario de la Bête recluse, aux yeux rouges, déformée, fi de
métamorphoses, de ses séides fracassés, sillage organique de Alien
(Ridley Scott, 1979), fait partie du voyage de la vie, que la victoire,
provisoire, n’en possède que plus de prix. Une mélancolie lucide, cependant
souriante, irrigue ces aventures épiques ponctuées d’instants de comédie,
remercions « Ergo le Magnifique », magicien apte à se changer en
chien afin de réjouir un enfant orphelin, bis.
Si Krull,
désormais numérisé, disponible en ligne, visionné en VF valeureuse, conserve
ses beautés, sa sincérité, sa pertinence, sa candeur, son absence de cynisme,
de je-m’en-foutisme, d’abêtissement abrutissant, de désincarnation 2.0, il le
doit à une convergence de talents avérés, l’équipe technique en reflet du
collectif des comédiens.
Je ne voudrais pas que ce texte s’apparente
à du name-dropping, néanmoins je me dois, ceci me sied, de mentionner
les noms d’Anthony Mendleson, habilleur des nazis de The Keep (Mann, 1983),
aux costumes ; de Stephen B. Grimes (Yakuza, Pollack, 1975 ou Gens
de Dublin, Huston, 1987) aux décors ; de Tony Curtis (La
Maison qui tue, Duffell, 1971), Norman Dorme (Superman, Donner, 1978),
Colin Grimes (Out of Africa, Pollack, 1985), Tony Reading (Lifeforce,
Hooper, 1985) à la direction artistique ; de Peter Suschitzky à la
direction de la photographie, sorti de L’Empire contre-attaque (Kershner,
1980), bientôt sur le plateau de Faux-semblants (Cronenberg, 1988) ;
de John Evans, beaucoup de Bond, et Derek Meddings (High Spirits, Jordan,
1988) aux effets spéciaux ; de Ray Lovejoy au montage, assembleur de 2001,
l’Odyssée de l’espace (1968) + Shining (1980) pour Kubrick, collaborateur
régulier de Yates ; du trentenaire James Horner à la musique, remplaçant
d’un certain Georges Delerue sur La Foire des ténèbres (Clayton,
1983), casqué pour Brainstorm (Trumbull), enneigé pour Gorky Park (Apted),
diptyque américain contemporain ; de Stanford Sherman au scénario, auteur d’épisodes
sur Des
agents très spéciaux ou Batman, signataire du sympa Ça va
cogner de Buddy Van Horn (1980) avec Clint & Sondra, ça ne va pas
coller. Quant à la distribution à l’unisson, elle se compose principalement de
Francesca Annis (Dune, Lynch, 1984) & Lysette Anthony (Dracula, mort et heureux de
l’être, Brooks, 1995), d’Alun Armstrong (La Maîtresse du lieutenant
français, Reisz, 1981), Robbie Coltrane (Flash Gordon, Hodges,
1980), Freddie Jones (Elephant Man, Lynch, 1980), Ken
Marshall, New-Yorkais ensuite passé à la TV, ou Liam Neeson (Excalibur,
Boorman, 1981).
La séquence des sables (é)mouvants,
du marais morbide, matérialise cet unanimisme, cette nécessité du consensus, effort effectué ensemble,
périple périlleux payé du prix de plusieurs vies. Plus aéré que Dark
Crystal (Henson, 1982), moins sentimental que Legend (Ridley Scott,
1985), moins romantique que Ladyhawke, Krull inclut un
« glaive » aux faux airs d’arme ninja, planqué au creux d’une
crevasse alpestre foutrement freudienne, un tigre docile et des lames mobiles,
à la Fritz Lang en Inde (Le Tigre du Bengale, 1959), à la
Clive Barker au pays de la magie (Le Maître des illusions, 1995), à la
Ang Lee sur son canot de sauvetage en CGI (L’Odyssée de Pi, 2012). Finalement,
la cérémonie de mariage s’accomplit, comme la prophétie, boucle bouclée d’un
récit au carré, le trajet poétique et politique de Colwyn & Lyssa rédimant
la déroute du Vieux et de la Veuve, prénom féminin en partage, alors que le
leadeur des voleurs se voit promu au rang de Lord Marshal, consécration de la canaille à l’escadron hélas
décimé. Ouvrage marginal dans la filmographie classée réaliste du cinéaste, stimulante
anomalie à mettre toutefois en relation avec Bullitt (1968) et Murphy’s
War, autres contes moraux conduits par des protagonistes
chevaleresques, Krull ne mérite ni ricanements ni sarcasmes, mérite cent vingt
minutes d’une cinéphilie. À Pinewood, en Scope, Peter, précis, classique,
compose chacun de ses plans, se sort sain et sauf d’une production coûteuse,
pas calamiteuse, d’un tournage épuisant, pas débilitant, survécut à l’insuccès
critique, commercial, au « culte » trop tardif, rétrospectif, auquel
mon article enthousiaste, mesuré, ne sacrifie pas tout à fait.
Le lecteur commence à le savoir, il
ne saurait s’agir sur ce blog de
céder à la nostalgie, sentiment stérile, sinon servile, de verser des larmes de
crocodile sur son adolescence incinérée, de singer Zola défendant Dreyfus, de
réhabiliter des stupidités, par anglophilie indulgente, par snobisme inversé,
par appétit rétinien pour la malbouffe poussiéreuse, prédigérée, à juste titre
oubliée. Il ne s’agit que de célébrer « Tous les cinémas, tous les
écrans », ici et maintenant, d’écrire au présent, pour les visiteurs de
notre temps, sur des films qui m’intéressent, me blessent, me bouleversent, me
font réfléchir, sourire, m’empêchent de mourir, de dormir, de m’endormir sur de
dérisoires lauriers, de succomber aux somnifères du storytelling persistant. Pour combattre les simulacres, pour
démystifier la fiction généralisée, les mirages et les miroirs du cinéma
fonctionnent à foison, et l’aimable Krull, au lieu de casser les
testicules, incite à prendre l’air, de la hauteur, à mettre en commun de
l’énergie, du désir, des pleurs, de la sueur, par conséquent à faire du ciné, à
(ré)investir la Cité, sans se soucier de la réception, laissons cela aux cadres
sans doute déçus de la Columbia. Délesté d’infantilisme et de messianisme, le
divertissement élégant et prenant de Peter Yates dorénavant vous attend –
attends-moi, adorable Lyssa !
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