Le Musée juif de Berlin : Entre les lignes : Le Ventre de l’architecte
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre de Stan Neumann et Richard Copans.
En vingt-sept minutes, visite d’un
espace dissimulé, brisé, hanté, évidé, guidé en voix off par François Marthouret. Durant un plan solaire d’ombres et de
lumière, une porte semble s’ouvrir, alors que la caméra, en réalité, se déplace
et contourne un mur. Entre les verticales fatales, le réseau dynamique des
diagonales, double abîme de béton et de métal, on aperçoit de la verdure,
respiration vivante imprévue, (in)congrue. Cut
sur des plans en noir et blanc du cimetière hébraïque (et berlinois) de
Weissensee, tombes à l’abandon, certaines sans inscription, recouvertes de lierre,
désert solitaire d’un calme désastre. Nul ne viendra plus identifier, remplir, les plaques pragmatiques et prophétiques. Puis l’architecte (débuts de Daniel
Libeskind, avant le Run Run Shaw Creative Media Centre de HK et l’Occitanie
toulousaine contemporaine, son esprit-ventre substitué à celui de la bête
brechtienne), en monologue, en fil rouge, sympathique type à lunettes aux
cheveux gris, aux vêtements noirs, explicitant son projet, ses intentions, leur
réception, les obstacles surmontés. Panorama
d’une grande avenue de Berlin, démolie par les bombardements alliés,
reconstruite après. Série de vues immobiles, panoramiques, histoire de situer
l’objet étudié (Histoire excédée), à proximité d’immeubles et d’un aimable
bâtiment baroque, rayonnant plutôt que (gothique) flamboyant. Dessins préparatoires,
esquisses au crayon, tel des extraits de l’improbable story-board du Cabinet du docteur Caligari – le
déconstructivisme épouse ainsi l’expressionnisme, noces anachroniques mais
logiques. Un bouquin de Walter Benjamin et un opéra biblique inachevé de Schönberg
en sources d’inspiration, la portée transposée en dossier de papier, en paroi
extérieure. Entre les lignes s’écrit dans la ville une disparition polysémique
à la Perec (e, la voyelle, eux, les parents).
Plongée depuis un sommet, merci à la
grue Jimmy Jib, maquette en reproduction diminuée, clarifiée, du réel. Un arbre miraculeusement contourné, un
réverbère presque viennois, à la Max Ophuls, relique d’hier apposée sur la
rigueur cimentée de la modernité géométrique (Euclide au placard). On entre par
une autre époque, littéralement, les architectures s’imbriquent, se télescopent
au sous-sol, passage infernal vers le muséal, l’irreprésentable, l’indicible (notez une Eurydice mutique).
La caméra explore de manière factuelle les surfaces, les volumes, natures
mortes, abstraites et dépeuplées où
piétine pourtant une femme de ménage munie de son chariot coloré. Perspective(s) en bichromie d’angles, de néons. Les animations numériques, gentiment
didactiques, éclairent l’opacité ressentie à l’intérieur. Trinité d’axes
entrecroisés, monumental escalier (pas celui d’Odessa selon Eisenstein)
empreint de légèreté, ascension vers le jour, l’air, le niveau de la terre.
Dans des vitrines, des trésors de pauvres, des babioles de familles, des reliquats
d’une Shoah, mot non proféré par notre Virgile assis, sinon sous sa forme
anglaise de catastrophe (prononcez catastrofi), tenue à distance et cependant
rendue sensible par le musée lui-même. Tout paraît pencher, aller de travers,
jusqu’à un étouffant tombeau percé à l’acmé d’une pointe diurne (écho de la
couverture du Consumés de Cronenberg), alignement de monolithe et d’astre à
la Kubrick en 1968 ou 2001, allez savoir. Dehors, ce sombre puits devient un
bloc blanc séparé du reste, pièce rapportée dans l’écrin vert, dent semée à la
Cadmos (présage des caractères d’imprimerie, affirme un McLuhan) pour
signifier, ironiquement, ce qui ne peut s’écrire, se transmettre, à peine
s’approcher, se donner à éprouver, avec le corps, les sens, la mémoire en acte
et expérience.
Des colonnes inclinées coiffées
d’oliviers pour touristes faussement ivres, rats de laboratoire contraints de
redescendre pour quitter l’îlot illusoirement à ciel ouvert. Retour au/du plan
d’ouverture, suivi de prises de nuit. Zébrures-blessures, cartographie agrandie
du réseau d’adresses, urbanisme et urbanité dédoublée. Du zinc condamné à
s’oxyder, à changer de couleur. De vastes salles provisoirement vides,
parcourues avec succès, ensuite, économie de marché oblige, le retour des
objets, du marketing, de
l’aide-mémoire réduit à un porte-clés, le devoir de mémoire transmué en éclairs
miniatures à la Metropolis, à la James Whale entiché de la monstrueuse
progéniture de Mary Shelley, à des bouts
de parquet conçu par un David Lynch, l’invasion de collections et d’expositions
traditionnelles, ethnologiques, traversées à vitesse grand V par un objectif
chaotique. Pourtant veille le vide, sous les verrières. Six tours imposantes,
flagrantes, inaccessibles, aux ouvertures-gerçures parfois comblées par un
visage-paysage en clair-obscur. Dans une seule d’entre elles, on peut marcher
sur une installation, milliers de faces crissantes aux allures de bobines de
films muets, en direction d’une bouche d’ombre rectangulaire (contrechamp impossible
du superbe Au-delà de la gloire) évoquant davantage un four, crématoire,
forcément, que l’entrée du royaume surnaturel en mode Hugo. Pas de fondu au
noir, rien qu’une coupe définitive avant le générique de fin (co-production du
Centre Pompidou, d’ARTE, du CNC, du ministère de la Culture en 2002, inclue dans la collection Architectures). On peut suggérer de
coupler avec Nuit et Brouillard car l’horizon des événements (comme on dit
en astronomie ou Antonioni nouvelliste) passe par le spectacle du manque, qui
ne supporte ni le pathos ni l’anecdote.
Afin de figurer l’infigurable, aporie
du cinéma, de l’être-là aux prises avec l’absence, il convient (il
conviendrait, disons) de recourir au documentaire post-mortem, au portrait spectral (et vocal) à la Resnais, au
pèlerinage (voire verbiage) à la Lanzmann, à la visite guidée en retrait,
accompagnement assez convaincant, réussi, d’un édifice tout sauf à confondre
avec un caprice de metteur en scène de MJC subventionnée, un petit exercice
stérile de gardien mémoriel intellectuel. Le Musée juif de Berlin, surgissement
lyrique et glacé, lourd et racé, tragique et résilient (survivant, tourné vers
la vie), représente une belle réponse qui oppresse, interroge et charme, harmonieuse adéquation du fond et de la forme, du discours et de son abolition, le
signe éloquent, laconique, d’un siècle de feu, de fer, d’absurdité raisonnée,
d’extermination humaine rationnelle, de mécanisation du massacre à l’ombre
complice de la parallaxe du mécanisme cinématographique. On n’en finira sans
doute jamais avec cela, avec ce hors-champ bouleversant et barbant, tellement actuel
et resté lettre morte (ou numéro d’amnésie) depuis, vu la propension naturelle
et entretenue de l’espèce à si bien se faire du mal. Qu’importe – sur la
bande-son, des oiseaux à la con continuent à gazouiller, sur la peau du
voyageur immobile un souffle d’été paraphe la vitalité stupide et précieuse. Au
sortir des ténèbres irréversibles, du mauvais rêve advenu (cf. la coda ferroviaire,
aérienne, de l’éprouvant Outrages dans un parc cette fois
dépourvu de cadavre), la vie, pas seulement sémite, historique, insiste, résiste,
persiste à donner envie d’ouvrir grand les yeux, les oreilles, les
cerveaux et les claviers sur une invraisemblable vérité (à la Lang), sur une
intériorité partagée, sur un écran démoniaque (un salut à Lotte Eisner, une
pensée pour la thèse spatialisée de Rohmer à propos du Faust de Murnau) en
héritage d’image, d’hommage, de naufrage et, peut-être, aussi, espérons-le,
réalisons-le, de sauvetage.
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