Norma Rae : Sur les quais
« Tous ensemble »,
qu’ils disaient. Et après ?
En 1979, Sally Field se prit pour
Arlette Laguiller ; bien lui en prit car on la récompensa à Cannes et
Hollywood (Jane Fonda, pressentie, refusant, dut « s’en mordre les doigts »
avec souplesse). Dotée d’un décolleté certes moins spectaculaire que celui de
la bien nommée Julia Roberts dans Erin Brockovich, la compagne d’alors
de Burt Reynolds affiche un accent sudiste du meilleur cru. Derrière l’objectif
laïque, Martin Ritt conte un récit évangélique – un syndicaliste juif de New
York « descend » (l’Alabama du tournage substitué à la Caroline du
Nord de la diégèse) annoncer à des ouailles d’abord récalcitrantes la « bonne
nouvelle » des vertus de l’union (dans la langue de Jimmy Hoffa, le même
mot signifie aussi un syndicat, voilà, voilà). L’éveil des consciences aboutit in fine
à la présence (votée) de délégués au sein d’une entreprise textile, dernière
branche de l’industrie US pas encore syndiquée. Reuben aime bien la mariée
Norma Rae, il l’aime même peut-être tout court, et réciproquement, mais ainsi
va la vie, il la remercie, lui serre la main, remonte en voiture, missionnaire à
succès en route (de retour) vers la côte Est. L’usine, massive, avec ses
briques d’arsenal carcéral, occupe l’ultime plan, tandis que Jennifer Warnes (bientôt
en duo avec Joe Cocker pour Officier et Gentleman, avec Bill
Medley pour Dirty Dancing) reprend la chansonnette gentiment fataliste du
générique (Oscar généreux pour David Shire & Norman Gimbel). Sur un
scénario signé (en six semaines, semble-t-il) à quatre mains (Harriet Frank Jr.
+ Irving Ravetch, couple professionnel et privé) d’après une « histoire
vraie » (matériau journalistique) arrivée à Crystal Lee Sutton (non
rémunérée, peu satisfaite de la transposition, causalité probable, supputent
les cyniques), Norma Rae, sorte de My Fair Lady délocalisé,
entremêle donc antisémitisme (« L’Histoire nous différencie » badine
le nageur nu, « circoncis, sans cornes »), racisme (la fameuse « question
noire », ressassée, au cinéma, au moins depuis Griffith jusqu’aux récentes
protestations de statuettes dorées, en passant par la primée Hattie McDaniel,
le BCBG Sidney Poitier, le revendicatif Spike Lee), féminisme (indépendance
problématique dans le sillage du MLF) et sentimentalisme (frustré, « à la
barbe et au nez » du happy end conventionnel de la comédie
amoureuse).
La mère célibataire se met à lire (et acheter) du
Dylan Thomas, tire un trait sur ses coups tirés (par ennui, parce que le
corps doit parfois exulter, affirmait
Brel dans La Chanson des vieux amants) avec des mecs du coin lui filant
un coup dans la figure et se réinvente en passionaria de la lutte syndicale, au
prix de sa vie de famille (recomposée), de sa réputation (qui inquiète même les
lointains supérieurs du messie sympathique et souriant, bien qu’inflexible et
lucide), de son emploi (remerciée aussitôt, embarquée manu militari dans une
bagnole au poste de police). Grande gueule de naissance (photographies en noir
et blanc liminaires), « moucharde » (la direction la promeut au
service contrôle qualité, meilleur moyen augmenté de la mater, d’en faire
l’adversaire désignée de ses confrères), courtisée (par le gamin grandi de
l’épicerie), endeuillée (par la mort de son papa si et trop proche), le petit
bout brun de femme se dresse en David énergique contre un Goliath rusé, prompt
à accélérer la cadence (du Capital) à coup de surcharge (travailler plus pour
gagner moins, « toute ressemblance » etc.) et de tracts discriminatoires (reformulables/résumables en « Si vous
acceptez d’être représenté, les négros dirigeront vos actions », casus belli implicite au Sud). L’amazone
bonhomme connaîtra son moment de gloire (silencieux), son « quart d’heure
de célébrité » (avéré par l’anecdote biographique) quand, dressée sur une
table, un carton tendu à bout de bras, sur lequel figure uniquement UNION (cf. supra), elle obtiendra l’arrêt
progressif (victoire provisoire du progressisme étasunien) de toutes les
machines (infernales, assourdissantes, aliénantes), comm-union des/dans
l’opposition(s), acmé du corps social épuisé, résistant, enfin solidaire face à
ce(ux) qui le maltraite(nt) depuis des siècles, depuis l’avènement de la « révolution
industrielle », en fait, matrice ironique et inique de toutes les autres,
révolutions diversement colorées toujours vantées en « lendemains qui
chantent » (Norma chante faux, s’en amuse autour de plusieurs bières), en « temps
des cerises » propice à récolter ce qui revient au « peuple », « sixième
République » ou pas, période d’élections présidentielles ou non. Après une
confession-clarification (pas une sainte, pas une salope) à ses bambins en
plan-séquence, un aveu d’adultère mental à la Eyes Wide Shut et une
réconciliation sur l’oreiller, littéralement, notre héroïne dit au revoir à son
maigre apôtre, virtuose de la parole, écrite ou ecclésiastique et, en réponse à
sa question sur le futur, déclare s’apprêter à vivre, cela et rien de plus,
rien de moins.
Le métrage, sachez-le, ne manque pas
d’avantages, parmi lesquels la photographie de John A. Alonzo (Harold
et Maude, Chinatown, Scarface à suivre), qui parvient à
capturer la chaleur et la langueur collatérale du lieu (climatologie en
auxiliaire de l’apathie prisée par le patronat, disons) ou la distribution très homogène, convaincante
et variée (mentions spéciales aux émouvants Pat Hingle et Beau Bridges, à
l’hypnotique Grace Zabriskie, veuve vénère, admirée chez Lynch ou Friedkin).
Martin Ritt, incarnation caricaturale de la bonne conscience de gauche du show business
– au mieux un oxymoron, au pire une posture d’imposteur –, vaut mieux que son aura discutable d’idéalisme et
d’engagement, que l’oubli contemporain de sa filmographie. Vrai réalisateur, il
évite assez habilement le piège béant du manichéisme (ses exploiteurs
exploitent, bien sûr, ils ne s’avèrent pas pour autant d’impitoyables suppôts de
Satan à Wall Street, plutôt des « petits Blancs » paternalistes et
piètres stratèges, vite emportés par le vent du progrès encarté), du
prosélytisme (peu de voix d’écart, une cinquantaine à peine, entre les pour et
les contre l’instauration d’une représentation sectorielle), du béhaviorisme
(remporter le combat, civique et dramaturgique, au détriment de l’intériorité
des personnages, de leurs sentiments, de leurs errements, de leurs
questionnements). Norma Rae séduit par la précision de sa
réalisation : logiques et cohérents plans d’ensemble, dès l’ouverture à l’asphyxiante
saveur documentaire, caméra portée avec pertinence et maîtrise, attention
accordée aux visages, aux gestes, au boulot et à la maison, travail sur le son
– et la vocifération – à l’intérieur d’un écosystème sonore qui rend sourd, au
sens propre de l’expression (mère sourdingue temporaire), dichotomie (et rivalité contournée) masculine – le
film à lire en kaléidoscope de la masculinité dans une époque de remise en
cause de la supposée domination des mâles – un instant intelligemment
cristallisée via l’utilisation (à la
De Palma) d’une lentille à double foyer (notez la longue focale en mode
reportage pour les défilés d’ouvriers à l’entrée) – autant de détails capitaux
(sans jeu de mots, quoique) et de signes évocateurs d’un regard, d’une volonté,
d’une implication, d’une détermination de préférence à un
déterminisme ; Ritt ou le papa
apocryphe de Rosetta, allez, tant la combative Cosette belge semble la
fille anonyme, dépressive, isolée, de Norma Rae, caméra à l’épaule intrusive
incluse contradictoirement (le cinéaste sincère suit rarement sa star, il la précède souvent, changement
de perspective en effet parlant, suffisamment explicite en soi).
Évidemment, produit de la Fox oblige
(comprendre, film de studio, fictif et lucratif), tout ceci paraîtra manquer à
certains (les tenants du « matérialisme historique » appliqué à la
rhétorique cinématographique, quelques cinéphiles entichés de politique, pas de
politiciens, encore moins d’humanisme et de citoyenneté, insanités scolaires de
bien-pensants rassurants) de profondeur, de révolte, de mise en contexte, d’analyse,
d’intensité (une pensée pour la justesse de Ressources humaines).
Inutile également de chercher ici un écho (même assourdi) du lyrisme théorico-drolatico-homoérotique
d’Eisenstein (comparez avec Le Cuirassé Potemkine, Octobre
et La
Ligne générale, trinité iconique, mélodramatique et ouvertement
priapique). Rétif à la propagande, surtout dans sa forme la plus brillante (et
la moins efficace, la plus insupportable, se lamente le tsar stalinien
courroucé par la peinture à charge, quasiment méphistophélique, de Ivan
le Terrible), à la dénonciation façon Kazan (délateur notoire pour
lequel le syndicat des dockers, à
tort ou à raison, s’apparente à une mafia maritime), Norma Rae opte pour la
chronique consanguine (spécialité faulknérienne), l’impressionnisme sensoriel à
la limite du soap (irrésistible scène
d’engueulade domestique avec cuisine, ménage et repassage en accéléré, conclue
dans la concorde essoufflée par un baiser inespéré) et du romanesque déceptif,
moraliste (non, Norma et Reuben ne coucheront pas ensemble, tant pis et tant
mieux). Contemporain de Bronco Billy, E.T. et La Porte du paradis, Norma
Rae se révèle moins utopique que le Eastwood (tente de cirque au patchwork de bannières étoilées), moins
régressif que le Spielberg (l’enfance, vrai « pays des opportunités »,
a fortiori
stellaires), moins rageur (et languissant) que le Cimino (le « génocide »
indien ne suffisait pas, il fallut que la nation naissante se cannibalise), et pourtant l’opus de Martin Ritt présage, à un an de
décalage, le discours désenchanté, manifeste ou latent, du trio à venir,
paraphe à sa manière, discrète et en sourdine, cotonnière et solaire, l’échec
du melting pot américain, mythologie
émolliente posée en couvercle joli et poli sur la marmite de la mosaïque, sur
la juxtaposition des « communautés » (désormais des « communautarismes »)
paraissant, plus que jamais sous administration trumpesque, sur le point
d’exploser, de se fissurer à grande échelle, en blocs irréconciliables et
irréconciliés de « races », de religions, de niches, d’imageries (de
fictions nationales, celle de la « chasse aux sorcières » communistes
des fifties en relecture
spectaculaire, doublement hollywoodienne, de notre anémique « épuration » à la
Libération, avec Clouzot and Co.).
À la fin du film, chacun rentre chez
soi, chacun reste à sa place, l’avenir reste hors-champ, les Noirs retournent à
l’arrière-plan, les gauchistes dans la Grosse Pomme, les descendants des Oakies
et de tous les autres pauvres de la Grande Dépression, immortalisés par
Dorothea Lange, Walker Evans, James Agee ou John Ford (et John Steinbeck),
continuent à survivre avec une poignée de navets et une casserole de litres
d’eau rationnée pour nourrir une famille nombreuse, avant que les années Reagan
(et sa filmographie consumériste, cynique, belliciste) ne viennent les faire
taire, ou les avilir en croque-mitaines white
trash de film d’horreur à tendance survival (Délivrance et Massacre
à la tronçonneuse ouvrirent la voie durant la décennie précédente). Ah,
l’Amérique, quel drôle de cinéma, quel drôle de territoire, pas si drôles, si
l’on y songe, ma chère Norma Rae, prénom à rallonge en rime allongée à la maman
maudite et miroitée (Norma, rien que cela) de Norman Bates, victime idem, mutatis mutandis, des
évolutions de l’économie de marché au royaume de l’Oncle Sam, ogre timide et
candide, retors et tordu, luttant lui aussi pour sa survie pécuniaire et
surtout sa santé mentale, ancêtre putatif et fils indigne de la mère Courage
déchargée de Brecht : d’un film à l’autre, d’une chronologie à la
suivante, le cinéma de là-bas, commercial et consensuel, capable de coups
d’éclat et peuplé de mavericks, n’en
finit pas de raconter les mille et une nuits (américaines) des États-Unis,
ceux-ci se mirant à leur tour dans une glace infidèle et significative.
Visionner Norma Rae en France en avril 2017, période surréaliste d’hommes
insipides, sinon dangereux, sans qualités, à la Musil, placés sur les sommets,
dans l’Hexagone et outre-Atlantique, de simulation (numérique, boursière, audiovisuelle,
sexuelle) et de sidération (le terrorisme classé islamiste, forme extrême et mortifère
du rassemblement unanimiste, de la pensée singulière soumise aux mots d’ordre
et de haine puritaine d’un groupuscule totalitaire), équivaut à la fois à
découvrir-savourer une réussite limitée et à jouer à l’archéologue, voire au
sociologue, à ausculter un imaginaire documenté, daté, aux thématiques en
dialectique « indigène » (individualisme ontologique versus sens culturel de la collectivité,
guerre tendre et procédurière des sexes, racialisme des particularismes)
reconfigurées, défigurées, par la situation présente, ses simulacres essentiels
et existentiels, son provincialisme de « cauchemar climatisé »,
mondialisé, sa torpeur verrouillée de l’intérieur, à double tour de terreur et
d’angoisse (idéale prophylaxie hygiéniste à l’encontre des troubles sociaux et
esthétiques, symptômes inversés d’un corps social malade, perfusé, dans le
déni et l’extase de son agonie).
La plus belle scène du film se
déroule dans la demeure réellement populaire de Norma Rae : hommes,
femmes, jeunes, âgés, Blancs, Noirs, tous y viennent partager leur détresse,
leurs doléances, leur enthousiasme tacite et leur générosité désintéressée,
tandis que le visiteur VRP de son syndicat (point d’achoppement de la
représentation, de la délégation, puisque la parole ne se donne pas, elle se
prend, elle se tient ou se trahit, puisque la défense, hélas, n’exclut ni
l’instrumentalisation ni la collusion) se tait, pour une fois – posons la seule
question qui vaille au niveau sociétal, qui nous préoccupe en citoyen :
comment réaliser au-delà de l’écran cette entente, cette écoute, cet accord
(presque musical, adulte et sentimental), s’en servir en tremplin au présent,
dans l’immanence d’une modification radicale et respectueuse de nos
trajectoires, de nos histoires, de nos mémoires vives ? La réponse nous
appartient, nous revient, et certainement pas aux deux pantins mesquins
actuellement en course pour le second tour de la pantalonnade électorale. Ne
laissez personne vous enchaîner à votre atelier, parler à votre place, vous
dire comment vous conduire, avec qui coucher, quel dieu prier (ou pas, et la
croyante se fait virer de son église par le curé peu charitable), vous assigner
à un destin masculin ou féminin, géographique ou historique : la morale de
Norma
Rae, avec sa superficialité (pardonnable) et sa sécheresse
(revigorante, désossée de pathos, pour preuve la mort et l’enterrement du père,
en raccord cut, en automatisation
sinistre et idiomatique, l’inhumation mécanisée à l’instar de l’automobile !),
propose quelque chose, invite à un élan, même incertain ou inabouti. Si la
dénomination « film fantastique » constitue un pur pléonasme (nature
spectrale d’un art foutrement funéraire), il n’existe finalement que des films
politiques, à l’exception de ceux destinés à la « sphère privée » (home movies
ou sex tapes), et encore (la Cité émerge dans la moindre dualité) :
le cinéma « engagé » ou « divertissant » nous parle de
nous, nous méprise ou nous absout, nous rabaisse ou nous élève ; Martin
Ritt le savait pertinemment, parfaitement, et son ouvrage imparfait mérite sa
redécouverte grâce à sa lucidité, à sa simplicité, à sa modestie, à son envie
(de faire des films, de changer un chouïa la société) – pas si mal, au final, my guy.
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