Rize : Boyz N the Hood
Pas de stars du samedi soir, tant mieux – « You
wanna battle with me? » Oh oui, oh oui !
Chorégraphique et politique, dynamique
et mélancolique, le documentaire de David LaChapelle séduit par sa modestie,
son classicisme. Toujours à la bonne distance, pas celle de la mauvaise
conscience, de la visite ethnologique, de l’apologie lacrymale, l’ancien
photographe et clipeur s’élève, rises,
so, avec ou sans z à la Liza
Minnelli, avec ou sans clin d’œil à Martin Luther King ou au scorpion priapique
de Kenneth Anger, au-dessus de sa condition d’icône musicalo-iconographique et
s’aventure à South Central, « quartier défavorisé », comme disent ici
les politiciens et les médias, les adeptes du politiquement correct, du sud de
L.A., à trois quarts d’heure sur quatre roues de Hollywood et pourtant à des
années-lumière du star system,
aiguillonné par l’amicale Christina Aguilera, afin d’y rencontrer une jeunesse
dansante, pensante, souriante et croyante. Ni progressiste, marotte démocrate,
ni révolutionnaire, à la manière des Black Panthers, le Blanc ne sait peut-être
pas sauter, si l’on en croit Ron Shelton, mais il sait filmer, écouter, magnifier
les corps et les âmes d’une Amérique aimable, familiale plutôt que
communautariste, qui lui fit confiance et put s’en féliciter. Aucune trahison,
aucune instrumentalisation, en effet, dans cet éloge en mouvement de la
résistance, de la résilience, du libre arbitre exercé au sein d’un espace
délaissé par les pouvoirs publics et d’une situation de survie, d’oppression
implicite, de dangerosité avérée, semblant immuable depuis les émeutes de Watts
dans les années 60. Rize, avec une intelligence de la forme et du cœur, sans
lourdeur didactique, inscrit ce portrait à vif, en sueur, en larmes et
victoires, sur soi-même, sur le monde alentour, dans une histoire plus large,
révélant les racines africaines des masques de peinture, des affrontements
esthétiques et physiques, en faisant du tabassage de Rodney King l’officieuse
matrice inversée des deux courants sidérants, Clowning et Krump.
La catharsis passe par la syncope, la
saccade, la grâce épileptique, accessoirement la transe, et un drolatique
carton préliminaire prend bien soin de nous informer de l’absence d’accélération
des images. Héritier de la comédie musicale hollywoodienne, et non nécrophile vintage, suivez notre regard vers Emma
& Ryan, Ginger & Fred pour bobos amnésiques ou nostalgiques, LaChapelle
alterne narrations et numéros, témoignages et performances, biographies orales
et expressions chorales. « Racial », Rize, même si ce terme,
courant outre-Atlantique, heurte notre sensibilité républicaine ? Certes,
pas seulement : la misère, la violence, l’absence d’horizon, la nécessité
d’une évasion excèdent le cadre de la couleur de peau et se retrouvent en écho,
disons, dans Rocky, 8 Mile ou même l’immonde Flashdance,
jusque dans la structure déterministe du métrage, dans son acmé de concours de battles, spectaculaire(s)
démonstration(s) œdipienne(s) de rivalités pacifiées, d’une scission féconde.
Tandis que le hip-hop, ou le rap, majoritaire d’alors (2005) joue au gangster, à la Tony Montana de Nègreville,
diraient les flics et les mafieux de James Ellroy, en méconnaissance du moralisme
anticapitaliste de la parabole signée De Palma + Stone, voici des individus,
tout sauf saints, sucrés, sacralisés, en train de prendre leur destin en main,
en pied, en torse et popotin, de se réinventer, de se hisser vers le ciel, avec
ou sans majuscule. Pas ou plus de clichés, du genre les Noirs font du sport,
pas ou plus de discrimination sexuée, sexuelle, style, les filles, à part les
mères, se réduisent à des bitches,
des sluts, les signes ostensibles et
ostentatoires d’une richesse, d’un pouvoir, obtenus par la came et les armes. Une
égalité, une complicité, un respect singuliers, rassurants, règnent entre les
partenaires, à base d’admiration, d’émulation, de démocratisation.
Les gosses, les grosses, un « visage
pâle » égaré, des Asiatiques rigolards, un vendeur de cercueil accueillant
et philosophe – tous peuvent danser ainsi, entrer dans la danse de rue, de
plage face au crépuscule, à la fois solidaire, ensemble et en solo, en
monologues personnels. Après le tournoi, son euphorie, son autarcie, sa vox populi, la réalité remord vite, elle
provoque les pleurs du clown, ancien dealer rédimé en émérite « travailleur
social », jovial, père de substitution, par procuration, cambriolé dans sa
bonté, sa générosité. Oui, David le dit de sa voix douce, ceci arrive aux gens
bien, à ceux qui se soucient d’autrui, et les pauvres, vieille leçon de la
récente société de consommation, se volent entre eux, les riches, personne ne
les vole, bien à l’abri derrière leurs cerbères, leurs alarmes, leurs portails,
leurs agents de sécurité, pas vrai ? Qu’importe, le saccage de la maison,
bientôt spoliée, troquée contre un appartement, servira de nouveau départ, de visa vers autre part. On n’abat pas un
danseur, ou alors via sa cheville
foulée, sa mémoire blessée, notamment par l’assassinat d’une gamine de quinze
ans dont le tort unique consista à se trouver « au mauvais endroit au
mauvais moment », monstrueuse litote pour attester de la banalité de la
criminalité installée, du territoire paupérisé en coupe réglée. Rize
montre tout cela et davantage, il donne à entendre, il laisse parler et danser,
ce qui revient au même, ceux que l’on n’entend guère, que l’on n’écoute à
peine, et surtout pas l’électorat qui vient d’accorder la présidence à Monsieur
Trump, que l’on défigure à longueur d’impostures, d’imagerie rassie, d’a priori pourris.
Sans une once de misérabilisme,
d’opportunisme, de prosélytisme ou de démagogie, le récit en mosaïque de
LaChapelle, d’une chapelle à l’autre, pour ainsi dire, n’oublie pas de souligner
l’importance de la foi et du culte dans cette expressivité spontanée, préfère
le gospel à la haine, s’adresse à et
rend compte de la meilleure part de l’humanité, feel good movie tissé à un art poétique électrique, électrisant,
créé par des gens attachants, émouvants, immédiatement familiers. Le sujet, plus
précisément son traitement, se prêtait au mélodrame de niche, au racolage
télévisuel, au prétexte arty et
l’auteur, du haut de ses 4 000 heures de rushes, de ses cinq mois de montage, accompagné par une équipe
réduite, livre une œuvre éthique, ludique, énergique, lucide et cependant
positive. Depuis reconverti en « fermier » à Hawaï, en artiste
muséal, David LaChapelle, par ailleurs réalisateur d’un clip inspiré pour une
très jolie chanson de Britney, Spears, who
else, et cela nous fait au moins un
point commun d’appréciation avec Harmony Korine, qui ne se priva pas de la
faire reprendre par James Franco, pas encore grimé en Al Pacino homo, dans son
raté Spring Breakers, choisit in fine de
sublimer les acteurs-interlocuteurs de son vrai-faux film de danse, de sa réelle cartographie sociétale, et laissons, merci, la sociologie cinématographiée à
ceux qu’elle intéresse, par des ralentis hors du temps, par des contre-plongées
en reprise-correction de cadrages supposés valorisants, pas uniquement chez
Welles. Il nous plaît de lire dans cette assomption ultime, outre une
célébration du corps en statuaire vivante, en pure dépense d’existence, en
dialogue avec soi et autrui, des deux côtés de l’écran, une réponse grisante et
vibrante à la fois à l’emphase antique, pas très catholique, d’une Leni
Riefenstahl et à la stroboscopie décérébrée de MTV : Rize élabore au final sa
propre mythologie à hauteur d’homme et de femme, s’autorise une brève
stylisation à l’instar d’un Peckinpah dans sa danse de mort western, tel son parfait contraire,
discours de deuil, de fin d’époque, d’enterrement d’un certain cinéma renversé
dans une beauté, un enthousiasme et une pulsion de vie à louer en exercice
nietzschéen, sang noir et serein injecté avec sincérité dans le corps anémié du
cinéma musical ou à vocation sociale – Rize résonne donc en preuve et en
appel, en reportage et en partage. « Lève-toi et marche » ?
Relève-toi et danse !
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