Gervaise : Parasite
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de René
Clément.
Fracassés par Truffaut puis
réhabilités par Tavernier, Aurenche & Bost zozotent Zola. Ce résumé pasteurisé,
récompensé, d’un Assommoir à scandale, à succès, mériterait d’être « voué
aux gémonies », puisque représentatif du « cinéma de papa », exemplaire
de la fausse fidélité, de l’exécrable « qualité », des produits
désincarnés, « bourgeois », de ce temps-là ? Pourquoi pas,
position pleine de « passion », de « parti pris »,
admettait lui-même, in extremis d’un
fameux article, le pas encore apôtre de Hitchcock, point de vue acceptable,
discutable, pourtant incomplet, cependant insuffisant, qui renforcerait les
faiblesses de Gervaise (René Clément, 1956), affaiblirait ses forces. Notre tandem de scénariste/dialoguiste assez
stakhanoviste signera aussi, en simultané, La Traversée de Paris (Autant-Lara)
+ Notre-Dame
de Paris (Delannoy) : comme chez Aymé, voici des « salauds de
pauvres », comme chez Hugo, voilà une étrangère, ajout justifié par
l’embauche de Maria Schell, vaine chez Visconti (Nuits blanches,
1957), valeureuse chez Daves (La Colline des potences, 1959).
L’actrice autrichienne, francophone, aux faux airs sonores de Romy Schneider,
nous livre « de vive voix » le récit de sa très triste vie, mise à
distance mentale soulignée par plusieurs passages a priori postsynchronisés, surplus d’isolée intériorité. Tandis que
l’adaptation quitte l’héroïne attablée, avinée, en effet « assommée »,
au propre, au figuré, opte pour une coda dépressive, allusive, à la Eyes
Wide Shut (Kubrick, 1999), la petite Nana s’en va, quitte le trottoir,
court dans la rue, « fera le trottoir », évitera « d’être à la
rue », elle met en image(s) trois moments importants du roman. La bagarre
au lavoir, le festin de fête, le vandalisme de delirium persistent à surprendre, à séduire le spectateur
d’aujourd’hui, en tout cas votre serviteur, donnent à découvrir un Clément
brillant, auteur de chacun de ses plans, possesseur de l’intensité de chaque
instant.
Classique plutôt qu’académique, le
cinéaste inégal réussit sa peinture de la pusillanimité masculine, son portrait
d’une femme tourmentée, Gervaise à ranger au côté de Plein soleil (1960), du Passager de la pluie
(1969), diptyque météorologique de similaires mélodrames sexuels, co-rédigé par
Gégauff d’après Patricia Highsmith, par Japrisot seul signataire de son
« original » scénario. La misère amère, la classe ouvrière, l’alcool
délétère, certes apparaissent, toutefois Gervaise se focalise sur la « déchéance »,
la vengeance entre dames. Face à la blonde Maria en larmes, en sueur,
souriante, menaçante, in fine
sidérée, la brune Suzy Delair, la « gorge », les « fesses à
l’air », compose une salope de « premier choix », à l’instar du poisson
acheté, du Poisson épousé. Femme de « flic », maîtresse du parasite, elle
héritera de la boutique, affreuse confiseuse nourrissant la gosse de sa
meilleure ennemie, innocente aux mains sales mais moins que celles de sa maman,
mince. Un critique reprochait à L’Atalante (Vigo, 1934) de
« sentir les pieds », s’effarait Truffaut, Gervaise parvient presque
à sentir, à faire ressentir, le vomi, sur le lit, les habits, de ceci on le
remercie, on le rapproche de l’épilogue du livre, du décès décelé car « ça
sentait mauvais dans le corridor », même si Barthes relativisait la
scatologie sadienne, la considérait, à raison, à tort, inodore. L’écrivain « expérimentateur »
voulait vilipender « l’ivrognerie », flageller « la
fainéantise » ; mise en film, sa « morale en action » ne
manque ni de précision ni d’émotion, demeure néanmoins superficielle, un peu trop
belle, boulot soigné, en studio, du DP Robert Julliard, à l’époque idem cadreur pour Clouzot (Les
Diaboliques, 1955) & Clair (Les Grandes Manœuvres, 1955). Reste
la question cruciale de la responsabilité.
Zola condense le sort de la
blanchisseuse cernée, consternée, par la saleté généralisée, des vêtements, des
âmes, la « propreté » réservée au gentil, généreux, forgeron Goujet, gréviste emprisonné, à son fils doucement hostile, adultère deviné, pris en apprenti par
le précité, détresse satisfaite du départ en gare : « La mort devait la prendre
petit à petit, morceau par morceau, en la traînant ainsi jusqu’au bout dans la
sacrée existence qu’elle s’était faite. » Fatum ou déterminisme ? Hérédité ou démission ? Noirceur
ou complaisance ? La mesure domine, la Gervaise de Clément, si soumise au
médiocre womanizer, au maudit mari, boiteuse laborieuse, beaucoup altruiste, un brin masochiste, réactive, tardive, suscite
une adhésion de saison, d’occasion, au lieu d’inviter vite à la révolution,
majuscule optionnelle. En visite improvisée au Louvre, notre troupe interlope,
de noces pluvieuses, malheureuses, détonne, s’étonne, salace, pudibonde, scène
flaubertienne pendant laquelle le couple possible, impossible, de Gervaise
& Goujet passe devant l’élancée Liberté, « guide »
picturale, « populaire », de Delacroix, ironique allégorie adressée à
un destin, un monde, « de chien », de chiennes, de chaînes, d’enchaînements
désespérants. À la chute littérale de Coupeau répond celle, symbolique, de
Gervaise, l’abandon du « Père Bru » préfigure le sien. Au sein de cet
univers malsain, à la mécanique programmatique, pseudo-scientifique, pas moyen
de respirer, de se révolter, on peut dès lors comprendre que Truffaut and Co. se retrouvèrent fissa À
bout de souffle (Godard, 1960), éprouvèrent l’envie juvénile de « prendre l’air »,
d’aller voir la mer, loin de la mère (Les Quatre Cents Coups, Truffaut,
1959). Jamais révolutionnaire, via sa
visée, son discours, Gervaise relève en définitive du
divertissement édifiant, tout sauf déplaisant, tout sauf dérangeant, métrage
d’un autre âge, de visages, de ravages, de casting
choral impeccable, à la finalité point fondamentale.
Commentaires
Enregistrer un commentaire