La Forteresse cachée : En territoire ennemi
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Akira
Kurosawa.
Métrage d’amitié masculine, de risibles
chasseurs de primes, de fiefs fielleux, de féminité farouche, de loyauté pas
louche, La Forteresse cachée (1958) commence en caméra portée, en Scope
d’époque, travelling avant derrière un
duo distrayant de paysans « puants », se disputant, marchant, par
conséquent signature/incipit d’un opus picaresque, modeste, plutôt
qu’épique, héroïque. Arrivés trop tard pour encore croire à la gloire, nos
compères pas si patibulaires vont vite se retrouver à transporter un trésor escamoté
dans des bouts de bois, à escorter un général hilare, une princesse presque en
détresse, une prostituée rachetée, sauvée, un meilleur ennemi à cicatrice de
seigneur aussitôt converti à l’aventure, à la vraie vie. Une « fête du feu »
ouvre les yeux : il s’agit non plus de thésauriser, de s’économiser, mais
bel et bien de « s’embraser », de se consumer, car « illusoire »
réalité. Les lamelles, les « pièces d’or », mon trésor, ne sauraient
rivaliser avec la solidarité dévouée, le sacrifice complice. Si une vie en vaut
une autre, moralité démocratique de la descendante aristocratique, les classes
sociales persistent, reprennent leur place scénique initiale in extremis,
servante obstinée, maquillage spectral, armure de samouraï en sus. Tandis que
la cérémonie incendiaire citée supra
constitue un étonnant moment de cinéma, séquence de danse dense, en effet
enflammée, chorégraphiée, le duel à la lance sidère par la précision de ses
cadrages, de son découpage, par son rythme dilaté, son audacieuse durée, sa
fatigue déterminée, dont se souviendra le Carpenter catcheur de Invasion
Los
Angeles
(1988). On découvre de surcroît dans cette fable affable deux plans assez
superbes, sinon sublimes, larmes d’héroïne solitaire, en surimpression de son
drapeau lunaire, sourire solaire du protecteur vainqueur, désormais cavalier.
Kurosawa semble aussi se souvenir de
l’érotisme teinté de pragmatisme de Riz amer (Giuseppe De Santis, 1949),
puisque la souveraine porte un short ad hoc, des sortes de bottes substituées
aux bas de Silvana (Mangano), suscite idem
le désir illicite du tandem ludique.
Trivial, convivial, féodal, archétypal, moral, La Forteresse cachée
s’apparente à un périple plaisant, palpitant, bon enfant, fi d’infantilisme, voire
de « volets » volés, de « nouvel espoir » US à la sauce
Lucas (La Guerre des étoiles, 1977), des sarcasmes révisionnistes du
sieur Leone (Pour une poignée de dollars (1964), s’affiche en farce fière,
guère austère, où il faut franchir les frontières, se faire décapiter en sister, disons au service de Sa Majesté,
simuler le silence, assumer l’obéissance, éviter la maltraitance. Ce film de la
fin des années 50 paraît en outre dater de la décennie suivante, pas seulement
en raison de l’indépendance princière, paritaire. Co-écrit par l’équipe
d’Akira, c’est-à-dire les scénaristes Shinobu Hashimoto, auquel on doit
d’ailleurs le script plus sérieux,
statique, du Hara-kiri (1962) de Masaki Kobayashi, Ryūzō Kikushima, Hideo
Oguni, incarné par un casting choral
impeccable, mentions spéciales à la mimi
Misa Uehara, au souple Susumu Fujita, croisé au sein du diptyque contemporain Les
salauds dorment en paix (Kurosawa, 1960) + Entre le ciel et l’enfer
(Kurosawa, 1963), au tactique Toshirō Mifune, inutile de le présenter, à Minoru
Chiaki & Kamatari Fujiwara, acteurs réguliers du réalisateur, souffre-douleur/amuseurs
à la Laurel & Hardy délocalisés, La Forteresse cachée connut le
succès, anticipe par sa plénitude, sa poussière, son servage, son voyage, son
sens de l’espace, des paysages, des visages, La Planète des singes
(Franklin J. Schaffner, 1968), autre western
davantage politique, dystopique, moins mouillé, tout sauf forestier.
Dès la première scène, Kurosawa
mélange les registres, adopte une perspective précise, imprévisible, ensuite
manie les masses, surtout sur un escalier d’esclaves révoltés, définit les
individualités, dialectique à la limite du machiavélique, néanmoins déguisement
jamais malveillant. Au terme du parcours rempli de rencontres, de
rebondissements, de violence, d’amour, Yuki, condamnée, ligotée, stoïque,
explique à Rokurota Makabe, en train de s’excuser, que tout cela en valait la
peine, qu’elle vécut vraiment, chaque instant, chaque plan, ceux du récit, ceux
de l’écran, qu’elle connut le « bonheur du monde tel qu’il est »,
à l’écart de l’écrin du haut « château », qu’elle put donc
expérimenter, en toute liberté, la « bonté », la « lâcheté des
hommes », monologue humaniste présenté en plan-séquence intense, très
composé, émotion tenue à distance, au propre, au figuré, transfigurée par son
chant « bouleversé », bouleversant, désarmant. Ce mo(nu)ment de
lyrisme intimiste, mélodramatique, au double sens du terme, musical, lacrymal, révèle
le caractère en définitive existentiel du divertissement suprême, sorti en
salles un an avant La Mort aux trousses (Alfred Hitchcock, 1959), odyssée
similaire, différenciée, retour des arbres, tant pis pour la pluie, bye-bye au brouillard, itou traversée
des distances, des existences, des apparences, des destinées, du ciné. Via cet acte de foi, récapitulatif en
reformulation du fameux « L’exercice a été profitable, Monsieur » des
Contrebandiers
de Moonfleet (Fritz Lang, 1955), aphorisme conclusif repris par le
regretté Serge Daney, La Forteresse cachée fissa se
transforme de commande commerciale en beau flambeau, en fervente oriflamme, en
traité de tendresse, en stratégie des armes, en démonstration stimulante des
puissances sans cesse renaissantes du cinéma, oui-da.
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