La Vallée de la peur : Camera Obscura


 « Les hommes doivent trouver en eux leurs réponses » ou périr au piège du pedigree.


D’un Détour (Edgar G. Ulmer, 1945) à l’autre : on retrouve dans La Vallée de la peur (Raoul Walsh, 1947) un récit ressassé, une histoire intériorisée, une masculinité passive, une féminité active, des Euménides plus ou moins magnanimes et un Œdipe idem adopté, cette fois-ci délocalisé du côté de Santa Fe, ouf, olé. Niven Busch scénarisa Le facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946), écrivit aussi Duel au soleil (King Vidor, 1946), alors (re)voici du destin et du SM, en sus de Teresa, son épouse de l’époque, placée au générique et sur les affiches avant Mister Mitchum, fichtre. Les correspondances se télescopent, puisque Judith Anderson joua dans Rebecca (Alfred Hitchcock, 1940) et Teresa Wright dans L’Ombre d’un doute (Alfred Hitchcock, 1943), puisque une lampe nocturne portée rappelle le célèbre verre de lait de Soupçons (Alfred Hitchcock, 1941), puisque Pursued, titre d’origine explicite, au propre, au figuré, pourrait s’intituler Spellbound (aka La Maison du docteur Edwardes, Alfred Hitchcock, 1945), puisque cette vallée d’armes et de larmes pourrait de surcroît, pourquoi pas, se situer À l’est d’Éden (Elia Kazan, 1955), Adam en tandem, puisque, last but not least, Bob y chantonne à cheval, à l’instar du sombre prêcheur de La Nuit du chasseur (Charles Laughton, 1955). Dois-tu donc en déduire, lecteur d’ailleurs, que La Vallée de la peur s’avère un western weirdo, un vrai-faux « film noir » visionné samedi soir, un suspense heuristique à base psychanalytique et tragique, un mélodrame maternel, existentiel, à résonance biblique et sociologique, la guerre hispano-américaine de 1898 substituée au conflit mondial de 39-45, le traumatisme du protagoniste en parallèle au stress post-traumatique du vétéran d’hier et de maintenant, salut au Sylvester Stallone de First Blood (Ted Kotcheff, 1982) ?



Oui-da, davantage. Car Tad Gallagher, exégète de Ford & Rossellini, n’hésite pas à y lire un petit traité de philosophie, citation de Pascal à l’appui, car l’indécrottable Bosley Crowther osa assimiler le cher Robert à un frigidaire, car l’aimable Jim Morrison le vit paraît-il à Paris, avant de s’endormir du grand sommeil, pas celui de Chandler & Hawks, presque. Résumons : Pursued transpose en partie l’Orestie au Nouveau-Mexique, retravaille les épousailles et les funérailles ad nauseam des tristes Atrides, accumule adultère de la mère, deuil duel du frère, infanticide(s), assassinats en stéréo, inceste au second degré entre brother et sister, doux Seigneur, coda expéditive sous un arbre de pendaison, allons bon. Chanceux au jeu, malheureux au reste, sorte de saint Sébastien in extremis dessillé, martyr muni d’une chemise immaculée molto romantique, Jeb voit sa marâtre armée, prénommée Médée, pardon, Medora, le débarrasser définitivement de sa némésis assoiffée d’injustice, d’extermination de saison, tradition théâtrale grecque d’occire le moindre descendant, de vouloir verrouiller l’esprit de revanche, l’idée de vengeance, avatar d’Abraham laïc et inique, bourreau manchot, par conséquent émasculé en miroir, à ravir tous les cinéphiles psys. Enfant, le survivant assista depuis sa cave, espace fichtrement freudien, au massacre de sa famille ; adulte, il observe ligoté le tumulte au terme des années. Si l’eau baptise, la balle libère, en tout cas aux USA, ce couple l’espère, pardonné par la matriarche demandant pardon, délesté du passé, des éperons à répétition, des éclairs mortifères, en route vers l’avenir, loin des sinistres souvenirs. Escorté de collaborateurs (très) doués, énumérons les noms du monteur Christian Nyby, du compositeur Max Steiner, du directeur de la photographie James Wong Howe, Raoul Walsh nous entraîne au cœur des ténèbres, vous convie à un voyage immobile, gentiment méta, où il s’agit de comprendre ce qui arriva, de prendre de la distance, d’endurer des souffrances, afin d’y voir plus clair, de parvenir à se défaire d’un double enfer.



Jeb Rand ressemble à Ethan Hunt, le héros et anti-héros de Mission impossible (Brian De Palma, 1996), opus pareillement œdipien. S’il veut s’en sortir, c’est-à-dire s’extraire jadis de son abri brisé, à présent de son ranch ruiné, il doit apprendre à décrypter le « film-réalité », assourdir le son anxiogène des étoiles malsaines rajoutées aux bottes paternelles, immiscé dans sa pauvre tête avec la même intensité désespérée que les stilettos fluos de la maman abandonnant de Talons aiguilles (Pedro Almodóvar, 1991), encore une histoire de retrouvailles au goût de fiançailles, de funérailles, dont l’héroïne se (re)nomme bel et bien Rebecca, voilà voilà. Contextualisé au creux de la carrière du réalisateur, La Vallée de la peur revisite la vengeance incessante, épuisante, de La Piste des géants (1930), reprend le trio sentimental et martial de Au service de Sa Majesté (1937), annonce le psychodrame incestueux, embrasé, de L’enfer est à lui (1949), similaire et cependant différenciée moralité criminelle de trop grand amour maternel. « J’avais peur, comme seul un enfant a peur » confie/confesse Jeb à la Thor qu’il adore. L’émouvant aveu ouvre de nouvelles perspectives, permet d’interpréter Pursued en film « horrifique », en cauchemar à chasser, en dialogue à distance avec le redoutable et raté, dommage, A Serbian Film (Srđan Spasojević, 2010), autre tragédie fataliste, sorry du pléonasme, basée sur du sexe, du sang, du ciné au carré, des atrocités professionnelles, familiales, métaphorisant les militaires, les nationales. Le poney trépassé symbolise un paradis perdu, sept ans d’innocence, d’inconscience, dépassés, une solitude essentielle, malédiction à demeure, à domicile, que formule avec une imparable et conradesque lucidité Medora/Judith, contre laquelle la famille s’affirme « ce qu’il y a de plus joli et de mieux au monde », amen, et le mariage, même esseulé, et la nuit de noce, même menacée.



En intérieurs, avec ses contre-plongées, ses plans-séquences, sa profondeur de champ, Walsh esquisse quelque chose de wellesien, d’obscur et de malsain, à la vive rivalité, à la tendresse impossible, insuffisante. En extérieurs, il renverse les échelles, replace les minuscules silhouettes parmi une immensité lestée de dangerosité, juxtapose, pour ainsi dire, l’anecdotique et le cosmique. Psychologique, poétique, politique, l’hécatombe liminaire en rime aux Amérindiens décimés, allez, La Vallée de la peur tire sa valeur et sa saveur de son stimulant contraste, de sa discrète maestria, de ses visages, de ses paysages, de ses outrages, de ses ravages, de sa capacité à les surpasser, à les pacifier. Ici, le géographique rejoint le lyrique, un orage au-dessus matérialise la tempête au-dedans et la trajectoire de Jeb nous renvoie, devrait nous renvoyer, vers la nôtre, reflète à la fois notre petitesse et notre noblesse. À la pursuit of happiness, motif fondamental de la psyché US, de son cinéma, Pursued préfère la pratique de l’herméneutique, la mise en lumière d’un mutuel mystère, le désir d’éclaircir le ciel de l’âme et du drame. Tout ceci en fait-il un chef-d’œuvre achevé ? Tout cela paraphe la beauté blessée d’un multiple requiem, rédimé par « connais-toi toi-même » et « je t’aime ».


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