Détour : Doom
Indy et son Temple of Doom ; Al et son Euménide guère magnanime…
À côté de Détour (Edgar G. Ulmer,
1945), Le facteur sonne toujours deux fois (Tay Garnett, 1946) confine
à la comédie ; face au damné Tom Neal, John Garfield se déguise en gagnant
et comparée à la bien nommée Ann Savage, Lana Turner se métamorphose en bonne
sœur. Un « film noir » ? Une « femme fatale » ?
Je me gausse des genres, je me fous des figures : Détour décrit un enfer
miniature, dont la radicalité ne laisse pas de séduire ni de sidérer. Au sortir
de la guerre, on devrait, victorieux, s’égayer, se divertir, « boire un
verre », « manger un morceau », écouter une chanteuse heureuse
au cabaret du coin, hein, de surcroît papoter avec le premier venu, supporter
qu’il choisisse sur la machine du resto ce morceau, aussi maudit que la
rengaine autant mémorielle de Casablanca (Michael Curtiz, 1942).
Pour vous dévoyer du chemin de votre choix, vous faire suivre la pire des
voies, détour évidemment sans retour, sans amour, pour vous renvoyer en
arrière, à ruminer un récit de mal en pis, confession sujette à caution, ou
non, il suffit donc d’un disque, comme il convient d’un téléphone afin de
relier les êtres séparés, d’étrangler par accident, vraiment ?, celle qui
vous fait chanter, pauvre pianiste paupérisé. Outre dialoguer à distance avec La Voix
humaine (Roberto Rossellini, 1948), Détour dissimule à peine
son mépris du pognon, des petits papiers verts à l’effigie de George
Washington, monnaie simiesque venant toujours à manquer, obsession d’esclaves,
d’épaves, d’assassins ou d’assassinés, eh ouais. Dix dollars de pourboire deviennent un appel (au secours), une
tentative de rejoindre la sirène lointaine, elle-même ensorcelée par les
sirènes hollywoodiennes, New-Yorkaise fissa recyclée en serveuse, bien sûr,
peut-être pas si esseulée, du reste.
Détour dévoile des êtres dérisoires, aux
rêves idem, aux aspirations
assommantes, « sonnantes et trébuchantes », motivés par un implicite
désir de possession polymorphe, psychologique, économique. Hélas, ici le libre arbitre
n’existe plus, l’impuissance s’impose, au propre, au figuré. Aux USA, Dieu se
réduit à une devise de billet, le sexe à des bas noirs glacés, à une stérile et
fébrile agressivité. Comment pourrait-on aimer pour de bon, pratiquer la
rencontre et l’accord des corps comme un don ? Sans détour, directement,
résolument, Détour démontre l’impasse capitaliste, ses plaisirs tristes, sa
mécanique inique, aux limites de l’onirique, du véridique. Il signe l’échec
d’un système, il épouse l’individuel et renvoie vers le collectif, il rejoint
ainsi la sensibilité sociale des pères du polar adoubé hard-boiled, écrivains témoins de leur temps, de la misère des
années 30, de la moisson rouge, (re)lisez Dashiell Hammett, des profiteurs, des
exploiteurs, qui dédaignent le drapeau coco de Charlot (Les Temps modernes, 1936),
qui s’apprêtent à punir les sympathisants à coup de tribunal anormal, de
psychodrame national, amen au
maccarthysme. Mais Détour accomplit davantage que de prendre le pouls d’un pays
depuis longtemps malade, d’une vaine vitrine, d’une fadasse façade, rance panorama de transparences explicites. Du
factice, du sociologique, on passe à l’effroi, au métaphysique. Ce type abattu
ressemble à un Sisyphe émasculé, à un Œdipe endossant une sinistre identité, à
un somnambule de cauchemar en effet climatisé, ricane Henry Miller. Sur la
route de sa déroute, il croise la vénéneuse Vera, avatar revêche de La
Dame aux camélias, vraie salope cependant émouvante, parce que produit exemplaire
de son époque, où survivre à tout prix, où échapper, déjà, aux violeurs en
voiture, quitte à les lacérer aussitôt, marque maudite sur la main machiste.
L’espérance, on s’en passera, l’humanisme également, ce baume rassurant, de guignols
moralisateurs, aveuglés volontairement.
Détour ne se détourne pas de son
pandémonium de poche, cède la rédemption aux poltrons, aux bonnes âmes,
portraiture de manière mémorable une mauvaise femme aimable, usée, rusée,
brutale, brutalisée, qui échauffe et refroidit, qui cravache avec panache, qui
boit et voudrait baiser, ne plus se faire baiser, qui décède sur un lit,
alcoolisée, inconsciente, la tête renversée, cassée, en écho au tableau de Füssli,
autre remarquable Cauchemar. Il faudrait projeter cette leçon de réalisation, cette
production PRC désargentée, riche d’idée(s), pas seulement de ciné, à toutes
les pleureuses du fameux « manque de moyens », petits marquis et
petits bourgeois du médiocre royaume du cinéma, a fortiori français. Le fric, Ulmer s’en fiche, il filme à bout de
souffle, Godard rendra d’ailleurs hommage à la Monogram, il met en images un
naufrage, un impossible héritage, tramés à domicile par l’auteur du roman,
l’estimable scénariste Martin Goldsmith. Il utilise les talents convaincants du
directeur de la photographie Benjamin H. Kline, du compositeur Leo Erdody,
mimines à l’appui, Chopin + Brahms, mon cher. Il magnifie son couple acerbe, superbe, impur, à
la dure, à l’usure, son aura de SM à
faire frémir la Rita de Gilda (Charles Vidor, 1946). À sa
façon, Détour dit la même chose que Easy Rider (Dennis Hopper,
1969), similaire et différencié road
movie dépressif – voici l’Amérique cuite, bien avant le vain Vietnam,
effectuant un voyage vers nulle part, vers trop tard, vers le bout du couloir
(de la mort) et du noir, le bord de la route quadrillée pour de vrai, en
pensée, par les flics nocturnes, quinze ans avant le policier à névrose de Psychose
(Alfred Hitchcock, 1960), modèle majeur, mieux connu, de minimum porté au maximum.
Dans la Lincoln Continental de Détour,
on ne dénombre pas que le cadavre du bookmaker
(pas chinois, dommage pour Cassavetes) de Miami, on devine celui de JFK en 63
et du Vaughan de Crash (James Ballard, 1973/David Cronenberg, 1996), puisque ce titre
totalement désespéré, jamais désespérant, jouissance esthétique, poétique, procurée
par chaque plan, à chaque instant, assimile l’automobile à un cercueil sur
roues, ses personnages à des morts-vivants se souvenant, se déchirant. Admiré
par Wim Wenders ou Guy Maddin, chantres de l’errance intérieure, de la stase
psychique, Détour demeure en 2019 un grand petit film d’horreur
existentielle, au brouillard britannique, au soleil désertique, accessoirement
un complément de programme précurseur pour The Hitch-Hiker, aka Le Voyage de la peur (1953), de la dear Ida Lupino. La vie imite l’art, pas
l’inverse, on le sait, Oscar Wilde l’affirmait, prisonnier sodomite, alors
personne ne s’étonne du triste sort réservé ensuite à Tom Neal, meurtrier de sa
femme, incarcéré à crise cardiaque. Film de fatum,
film fataliste, film de force mystérieuse, de destinée affreuse, Détour
déploie celles du cinéma, lucides, voire extra-lucides,
nous adresse un avertissement pertinent, permanent, chacun au final simple
passager d’un corbillard plus ou moins sophistiqué, confortable, son corps, sa
société, son CV, piégé parmi une vallée de larmes qui rend inutiles les armes,
qui tue de mille autres manières, au quotidien, pour rien, for no good reason at all, admet Al, philosophe lessivé, en avance,
en retard, fraternel des solitaires ressassant de Samuel Beckett ou de
l’amnésique tragique du Spider
(2002) de Cronenberg, bis.
Un opus de « série B » ? Une œuvre « culte »
à vénérer, à ressusciter ? Un détour, je le disais, sans retour, tel la claire
rivière de Preminger, un détour dans les contrées infernales, sartriennes, de
la létale altérité, de l’essentielle absurdité, enfin débarrassé du moindre
soupçon de sentimentalité, un détour qui, Dieu merci, dit l’athée, ne détourne
pas le regard du désespoir, trivial et fatal : un détour obligatoire et recommandé, CQFD.
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