Deux moi : Agnès Godey au miroir du métier


La vie d’Adèle ? L’avis d’Agnès…


Ne faites pas de photos, s’il vous plaît. Non, je suis une comédienne, vous savez, je sais faire des trucs bien. Ça, ici, je le fais pour bouffer, c’est tout, alors ne faites pas de photos. S’il vous plaît. Ne faites pas de photos.

Romy Schneider, L’important c’est d’aimer (Andrzej Żuławski, 1975) 

1.      Méthodologie sans Stanislavski

Son prochain projet, à l’intitulé très républicain, rappelle Les Enchaînés (Alfred Hitchcock, 1946), sa blondeur rime bien sûr avec celle de Grace Kelly, Kim Novak, Janet Leigh, Tippi Hedren, classement chronologique, quatuor historique, mais Agnès Godey, même joliment photographiée par Carlotta (Valdes, viva Vertigo !) Forsberg, se devine, s’affirme femme libre, muse multiple, working actress audacieuse, malicieuse, généreuse. Dans Parfum de femme : Connaissez-vous Agnès Godey ?, j’esquissais son portrait plutôt énamouré ; dans Dommage qu’elle soit une putain, je changeais de sexe, je devenais comédienne, je monologuais à propos des positions, des représentations, des sensations, des émotions. Ici, aujourd’hui, je publie un questionnaire guère exemplaire, à chaque seconde sincère, surtout les réponses pertinentes, stimulantes, de la principale intéressée intéressante. Contre le commerce, débarrassée de la publicité, la correspondance à distance possède sa propre spontanéité, déploie sans langue de bois son dialogue rédigé, précise un point de vue élégant, singulier. Je me permets d’aménager la prose peu morose d’Agnès, jamais de la modifier : ce que vous allez lire ne provient que de son désir, ne valide que son clavier, n’illumine qu’elle-même. Certes, cette personnalité solaire, tout sauf austère, dissimule aussi, Dieu merci, dit l’athée, sa dark side, dixit AG, je renvoie vers la meurtrière remarquable, mémorable, de Entendue (Raphaël Chiche, 2018). Pareillement, au miroir du métier, rien de programmé, d’assuré, de fiable, de confortable. Cependant, la part de risque constitutif ne saurait effrayer l’enthousiaste Agnès Godey, au contraire l’aiguillonne, relance la partie, dépasse la maldonne. Si demain demeure incertain, de nous (deux) prenons soin.         


2.      Un brin d’entretien

Comment définissez-vous votre « profession » : « actrice », « comédienne », « saltimbanque » ?

Je n’accorde pas forcément une grande importance à l’appellation de ma profession. Peut-être un peu des trois : parfois actrice, dans le sens actrice de ce que serait ma propre vie mais placée dans un autre contexte, dans d’autres circonstances. Parfois comédienne, donc plus axée vers la comédie et j’avoue que j’aime faire rire. Mais aussi saltimbanque à mes heures, avec des projets très variés et toujours en cherchant à étonner et m’étonner moi-même…

S’agit-il d’ailleurs d’une « profession », c’est-à-dire, disons, d’une simple activité rémunérée, comme presque toutes les autres ? Quelle importance prêtez-vous à la « passion » ?

Profession ou passion ? À l’origine, une passion devenue une profession, mais ce terme paraît quelque peu prosaïque. Ce qui est sûr, c’est que je choisis de plus en plus selon la joie et le plaisir que peut me susciter un projet et ça c’est un vrai luxe. Le moteur est l’enthousiasme, que ce soit pour des projets rémunérés ou non. Je pense que justement cela illustre la passion que l’on peut avoir pour ce métier. Mais, bien sûr, je préfère que mes projets soient rémunérés (sourire).

Vos proches approuvèrent-ils votre orientation professionnelle ?

Pas évident au départ d’accepter que je devienne comédienne. J’ai eu un cursus universitaire puis j’ai exercé en tant que responsable marketing dans le packaging de luxe et je dois avouer n’avoir aucun artiste dans ma famille. Alors, cette subite reconversion lors de la « fameuse crise » de la quarantaine pouvait paraître comme un caprice. Mais mon enthousiasme, ma joie à renouer avec mon désir d’enfant, ont progressivement conquis ma famille.

À force d’endosser diverses identités, en venez-vous à distancer celle(s) d’une certaine Agnès Godey ?

Drôle, cette question ! J’ai l’impression que ces rôles sont tous des bribes de moi, placées comme dans un temps et un espace parallèles. Je n’y vois aucune schizophrénie, en tout cas. Mais il m’est arrivé une fois, en enchaînant deux tournages, de ressentir des émotions de mon précédent rôle, alors que je jouais un autre personnage : ça a été assez déroutant mais bref, d’autant qu’il s’agissait d’une mère infanticide…

Par contre, je n’ai pas souvenir que mes rôles m’aient vraiment pollué ma vie personnelle. Bien sûr qu’on revient chargé émotionnellement d’un tournage et que cela nous impacte. Après, peut-être que je réviserai mon jugement, lorsque j’aurai eu le privilège de jouer un rôle principal tragique tourné sur deux mois et qu’à mon retour je serai insupportable (sourire). J’espère que je saurai trouver la distance suffisante !   

Dépendez-vous du désir d’autrui ? Pourriez-vous l’orienter, par exemple réécrire un rôle, rédiger un scénario, passer à la réalisation ou à la mise en scène ?

Oui, le désir de l’autre est très important dans ce métier et sans doute valorisant. J’aime cette idée qu’on me voit dans le personnage, que je corresponde à l’idée du réalisateur/scénariste. Parfois, sur un plateau, on nous « autorise » à modifier le texte pour mieux se l’approprier et d’ailleurs, je vais en faire l’expérience très bientôt et ça me plaît, on s’approprie plus facilement le personnage. Il m’est aussi arrivé de faire évoluer mon personnage après discussion avec le réalisateur, après approfondissement de sa psychologie, un travail que j’adore faire. Par contre, passer à la réalisation ou écrire un scénario me paraît inaccessible aujourd’hui. Je trouve l’œuvre monumentale et d’un grand courage. Peut-être un jour…

Le narcissisme s’avère-t-il une nécessité ? Le mystère aussi ? La mémoire idem ?

Narcissique dans une certaine mesure, du moins je l’espère. Je crois que ce métier exige de se mettre en avant, surtout quand on n’est pas connu(e), afin de susciter l’envie. Le « mystère entretenu », comme les stars de jadis, paraît moins actuel qu’en d’autres temps, notamment avec cette surabondance d’infos sur les réseaux sociaux, mais en tout cas se protéger – et surtout sa vie privée – me semble indispensable. 

Regardez-vous vos rushes ? Allez-vous (souvent) au cinéma ? Qui/qu’y aimez-vous ?

Dans la mesure où je peux voir mes rushes, je le fais. C’est très important pour moi, car parfois il y a un décalage à l’image entre ce que l’on ressent et ce qui paraît, ainsi je peux ajuster, mais ça n’est pas toujours possible… Je dois avouer que je vais de moins en moins au cinéma, devenant « addict » aux séries étrangères. Seuls les grands films qui méritent un grand écran me poussent à m’enfermer dans une salle obscure.

Que pensez-vous de la célébrité ? Que pensez-vous de Ève (Joseph L. Mankiewicz, 1950), de Persona (Ingmar Bergman, 1966), de Mulholland Drive (David Lynch, 2001), trois titres très thématiques, voire emblématiques ?

J’ai adoré Ève et Mulholland Drive. Ce sont des atmosphères qui me séduisent beaucoup. Quant à la célébrité, ce n’est pas ma motivation dans ce métier. Mon graal est le parcours des émotions que je peux vivre au travers de mes personnages et d’y trouver ma vérité. Alors je me surprends moi-même et j’adore !

Relevez-vous du fameux (et français) « régime des intermittents du spectacle » ?

En fait non, il faudrait pour cela que je coure la figuration pour « compléter mes heures » et, Dieu merci, je peux m’en dispenser.

Comment gérez-vous, au propre, au figuré, l’insécurité, voire la précarité, de ce métier particulier ?

C’est un vrai souci pour chaque comédien, cette insécurité permanente. Parfois, ne rien avoir devant soi, alors qu’on vibre tous pour ce métier, est difficile à gérer, d’autant qu’il faut bien manger aussi... Mais j’ai la sensation que plus on vit dans cette idée de manque, plus on l’attire, alors je travaille sur moi pour plus de sagesse (sourire).

Votre CV contient-il des « passages à vide », des « instants de doute » ?

J’ai commencé ce métier en 2013. Donc c’est encore relativement récent, mais effectivement, il y a des périodes plus ou moins flamboyantes et le doute nous assaille forcément. Mais ce doute est également là pour renouveler son acte de foi et se repositionner. Dans ces périodes, je me tourne vers des projets bénévoles, pour au moins travailler mon outil, si j’en ai l’occasion.

Il existe de multiples techniques de jeu ; en jouez-vous ? Vous qualifieriez-vous d’actrice « instinctive » ?

J’imagine effectivement qu’il y a quantité de techniques, j’en connais quelques-unes sur le papier, mais je crois qu’il faut se tourner vers ce qui nous correspond le mieux. J’ai eu la chance de faire des masterclasses de Jack Waltzer de l’Actors Studio et ça a été pour moi une révélation, un vrai levier puissant. J’aimerais pouvoir dire que je suis instinctive mais malheureusement pas assez... J’y travaille néanmoins !

            Quelles relations entretenez-vous avec les équipes de tournage ?

D’une manière générale, j’aime les gens et j’adore être sur un plateau : ça me rend heureuse. Et comme je me réalise au mieux dans l’harmonie, je cultive le plus possible l’harmonie sur un plateau. Par contre, quand le rôle est dramatique, je me recroqueville dans ma carapace et j’essaie d’être la plus concentrée possible pour rester dans mon personnage.

La dominante masculine du milieu vous paraît-elle un handicap ?

Je n’ai pas retenu les stats à ce sujet, mais c’est affligeant pour nous les femmes, il y a un rôle féminin pour au moins cinq masculins. On est largement désavantagées. C’est forcément un handicap. Mais, encore une fois, se pencher sur ces inégalités me paraît déprimant et je préfère ne pas m’y attarder, d’autant que je n’ai pas l’âme d’une combattante. J’admire énormément ces femmes qui en sont capables et s’y dévouent.

Une actrice et un acteur font-ils la même chose, même différemment ?

Alors cette question me laisse assez dans l’embarras. Il faudrait que je m’essaie homme pour vous répondre…

Quelles actrices, quels acteurs admirez-vous ? Pourquoi ? Pour quoi ?

J’admire les acteurs qui sont dans l’être, qui ne jouent pas, qui se remettent en question au travers de personnages très variés et d’un naturel époustouflant. Les grandes grandes actrices, pour moi, sont : the queen Meryl Streep, et aussi Kate Winslet et Marion Cotillard. DiCaprio m’épate à chaque fois et là [dans Joker], Joaquin Phoenix, que j’avais déjà adoré dans Gladiator, triomphe littéralement, à juste titre.

Sur un écran, sur le « marché », la vieillesse, la maturité, possèdent-elles encore une espèce de noblesse, un visa de validité ?

Vieillir est certainement un lourd handicap pour une femme dans ce métier. Les clichés vont bon train, une femme à partir de 55/60 ans – sauf actrice connue – est forcément une mamie (idéalement, cheveux blancs + yeux bleus), mais certainement pas une femme moderne et active. Ce n’est pas du tout représentatif de l’époque dans laquelle on vit. Les mentalités, je l’espère, vont changer, par exemple au travers du combat que mène l’AAFA [Actrices et Acteurs de France Associés], nous sortir du tunnel de la comédienne de plus de 50 ans. La « respectabilité » liée à la vieillesse semble s’acquérir beaucoup plus tard pour une femme, tandis que les hommes obtiennent leurs lettres de noblesse dès l’apparition de tempes grisonnantes. 

Jusqu’ici, quelle expérience vous apporta le plus de plaisir ?

J’ai la chance d’avoir vécu plein de bonheurs dans ce métier, comme jouer avec de super comédiens, ce qui est absolument jubilatoire ; je pense à Götz Otto dans le film Vesper de Keyvan Sheikhalishahi (et il ne faut pas croire, ce n’est pas toujours le cas d’avoir en face de soi quelqu’un qui « envoie », qui a sa vérité).

J’ai adoré être Josette (long métrage Mon nom est Marianne en post-prod avec un réal. américain, Michael Bond), car c’est déjà un voyage dans le temps au travers des années 40 (je suis fascinée par les films historiques) et mon personnage vit dans une grande ambiguïté. Pour résumer, poussée par son mari afin de sauver leurs biens et leur maison, elle va prendre pour amant un chef nazi qui l’aide à se révéler femme. Pourtant elle le craint viscéralement, il y a une forme d’attraction/répulsion. Même ambiguïté dans les rapports qu’elle a avec son mari, puisqu’il la pousse dans les bras d’un autre… et aussi en ce qui concerne son action, puisqu’en parallèle, elle soutient la Résistance. Un personnage à la psychologie complexe, comme j’adore !

Par définition, un acteur (s’)accomplit avec son corps ; quel rapport tissez-vous au vôtre ?

Le corps est l’expression de ce que l’on vit. Actuellement, je le remets au travail. Je reprends le sport assidûment, justement pour un éventuel rôle plus physique, mais à part ces souffrances que je lui fais subir, on s’entend plutôt bien (sourire).

Vous apparaissez surtout parmi des formats courts : par choix, par défaut ?

Par défaut, bien évidemment. Mais je garde espoir d’aller de plus en plus vers de grands formats.

Qu’aimeriez-vous que l’on retienne de vous-même, en tout cas via votre parcours et votre persona ?

D’être allée au bout de mon rêve.


3.      Reflet final

Rien d’anecdotique dans l’expression écrite, scénique, cinématographique, d’Agnès Godey, davantage une clarté/qualité/lucidité/sincérité digne d’être saluée. Hitchcock, encore lui, jalousait Disney, capable de raturer ses créatures de papier – une actrice, un acteur, ça résiste, ça réfléchit, tant mieux, tant pis. Et il convient d’avoir du cran, afin d’arriver à se réinventer autour de quarante ans : dans Sur la route de Madison (1995), souviens-toi, la blonde Meryl Streep, relookée en brune rurale par Clint Eastwood, se faisait photographier, flirtait, refusait, in extremis, en larmes, sous la pluie, de changer de vie. Que réserve l’avenir à la dear Agnès ? En amateur de films dits d’horreur, je la savoure déguisée en amusante vampire sur son compte FB, je l’imagine, autres temps, autres mœurs, en héroïne sensuelle et cruelle de la Hammer, je lui souhaite le meilleur, je la remercie de (tout) ceci.


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