The Manxman : Kiss Me Kate
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Alfred
Hitchcock.
Hitch se fiche de l’île, effleure le
conflit social causé par les satanés chalutiers, se focalise sur son trio de
vaudeville à la dérive vers le mélodrame. Le capitalisme puis le consumérisme
persistent à persuader que les classes n’existent plus, que la lutte devient
donc caduque, nivellent partout par le même, tant pis pour Pasolini – le cinéma
britannique démontre le contraire. The Manxman (1929), qui devrait
plutôt s’appeler The Manxwoman, s’interprète et s’apprécie ainsi en conte moral
et sentimental. Une fille de tavernier aux faux airs de Lon Chaney, sinon de
John Hurt, se promet à un pêcheur, s’abandonne à un avocat. Exit la Jamaïque, bienvenue aux
déconvenues. Tandis qu’Anny Ondra, doublure de Cyndi Lauper, passe du statut de
plaisante petite salope briseuse d’amitié masculine à celui de mater dolorosa diariste, suicidaire, obstinée, endeuillée, ses boucles
d’or dissimulées en réponse à son âme assombrie, en présage des sous-vêtements
manichéens de Janet Leigh (Psychose, 1960), en brouillon de la
maman magnifique incarnée/chantée par Doris Day (L’Homme qui en savait trop,
1956), le mari parti, trompé, enrichi, voire ressuscité, en Afrique du Sud, se
repeint en père poignant, le juge coupable, au paternel ruiné, déclassé, se
repent en public, démissionne in extremis.
Le couple de fautifs, certes dépourvus de lettre écarlate à la Hawthorne, de
lynchage à La Fille de Ryan (David Lean, 1970), s’éloigne à l’horizon, silhouettes
pourchassées par les gracieusetés de la communauté de commères. Et le marin,
pas un brin serein, repart dare-dare en mer, loin de la mère pas si indigne.
Sommet de misogynie ? Conservatisme assumé ? Catholicisme laïcisé, en
autarcie ? Oui et non, car Hitchcock ne s’appesantit pas sur des salauds,
ne condamne pas à la damnation des pions à la con, accorde à ses personnages
une forme de rédemption, une sorte de pardon.
Il observe disons avec sympathie,
empathie, distance et prestance une tragi-comédie du regard, à la dimension
méta discrète, évidente. Ici, bien avant la mosaïque scopique des immeubles
urbains de Rear Window (1954), réseau mabusien de mensonges mutuels et
surtout de solitudes en série, on s’épie à travers des fenêtres, on tire un
rideau aussi blanc qu’un écran, on regarde droit dans la caméra, on inclut par
conséquent le spectateur, en aucun cas témoin supérieur, on se joue sans cesse,
à soi-même et à autrui, à fort prix, au creux du foyer, au cœur du procès, pas
encore Paradine, la pièce des apparences, des bienséances, du mariage, du
naufrage, d’une question rhétorique biblique placée en incipit. La séquence de ripailles ressemble à une scène de
funérailles, rappelle le festin mesquin de Freaks (Tod Browning, 1932), se
déroule, suprême ironie, sur le lieu du crime, la meule du moulin du meunier
moins amusante, néanmoins, que le tunnel utérin pénétré d’un train taquin à la
fin de La Mort aux trousses (1959). Le mouvement divin se substitue à
la sucrerie de Michel Legrand, Alan & Marilyn Bergman pour L’Affaire
Thomas Crown (Norman Jewison, 1968) et de l’eau noire troublée par des
bulles, salut à l’auto de Psycho, se transforme en liquide d’encrier
pris en gros plan, via un fondu
enchaîné. Le cinéaste utilise des surcadrages carcéraux, des mises au point
explicites, des compositions de groupes ou de trinité dont la virtuosité, la
théâtralité, annoncent les homologues de Michelangelo Antonioni. L’argument de The
Manxman évoque d’ailleurs davantage la trivialité réaliste de La
Femme du boulanger (Marcel Pagnol, 1938) que le lyrisme climatique de A Cottage on Dartmoor (Anthony Asquith, 1929), The Edge of the World (Michael
Powell, 1937), Je sais où je vais (MP & Emeric Pressburger, 1945) ou L’Amour
d’une femme (Jean Grémillon, 1953).
Porté par une actrice et deux acteurs
irréprochables, Carl Brisson en vrai-faux sosie de Vincent Cassel, Malcolm Keen
en modèle de mélancolie à la Claude Rains (Les Enchaînés, 1946), ce métrage
méconnu, digne d’être redécouvert, donne à voir un réalisateur juste géniteur
de la petite Patricia, ceci expliquant peut-être cela, en train de pratiquer un
art en partie appris en Germanie, au mutisme éloquent, à l’intensité au-dessus
des décennies, en train de faire ses adieux à une expressivité tacite,
taciturne, qu’il ne quittera jamais réellement, qu’il délocalisera et
développera aux États-Unis, désormais sans l’aide du fidèle scénariste Eliot
Stannard, co-signataire des réussites du Jardin du plaisir (1925), des Cheveux d’or (1927), du Masque
de cuir (idem), de Champagne
(1928), sans les lumières du brillant directeur de la photographie Jack Cox,
gardien de phare en studio, estimable matelot. On le sait, on le signale,
Alfred Hitchcock confessait à un certain François Truffaut ne point
s’intéresser à The Manxman, lui préférer le sonorisé Chantage (1929), toujours
avec Mademoiselle Ondra, cependant postsynchronisée par Joan Barry, ah oui.
Qu’importe, puisque son film, fi du traditionnel caméo de proprio, frémit, lui
survit, séduit assez en 2019, sou presque neuf, sage coquillage.
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