Conte d’automne : L’Ami de mon amie
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Éric
Rohmer.
« J’ai appris la patience »
affirmait Margot dans Conte d’été (1996) : le plus beau
plan, le plus troublant, de Conte d’automne (1998), l’un des
trois en caméra portée, se situe vraiment in
extremis, après le générique, la date, le copyright : Diane Baratier ou son assistant Thierry Faure éclairent-cadrent
à distance, le temps d’une danse en silence, d’une chanson occitane sous-titrée,
le beau visage de Marie Rivière, jadis mémorable interprète du Rayon
vert (1986), ensuite croisée selon Conte d’hiver (1992), Le
Temps qui reste (François Ozon, 2005) ou Les Amours d’Astrée et de Céladon
(2007). La seconde précédente, l’actrice souriait, en accord avec la fin
heureuse, malicieuse, du récit, puis la voici soudain sombre, rentrée en
elle-même, sans que le spectateur attentif puisse tout à fait décider s’il s’agit
d’une humeur personnelle, de son personnage, note individuelle d’amertume
mélancolique en coda et codicille de la douce liesse collective. Ainsi le
cinéma persiste à surprendre, à séduire, malgré lui, malgré soi ; ainsi s’achèvent
les quatre saisons guère vivaldiennes, assez pascaliennes, impressionnistes, à
leur manière topographie de la France des années 90, filtrée par une
sensibilité sélective, artisanale, sentimentale et sociale. Dans Conte
d’automne, les jeux de l’amour dépourvus de hasard se déroulent un
chouïa en Ardèche, dans la Drôme, autour de Montélimar, morceau de Sud venté, viticole,
où vaquent une « vigneronne », mot mal-aimé, une libraire, un attaché
commercial, un professeur de philosophie, clin d’œil à la Jeanne de Conte
de printemps (1990). Ici, Rohmer délaisse un peu la jeunesse, s’intéresse
à des quadras, à des quinquas, cela ne change rien et ceci modifie tout, rend l’ouvrage
davantage émouvant, renforce sa fragilité à fleur de peau, de coteau.
La maturité du raisin s’accorde à
celle des destins, et l’inverse. L’allégresse grisante de la sensualité
adolescente cède la place à un érotisme retenu, discret, touchant plutôt qu’à
toucher, par exemple la robe noire d’Isabelle fendue sur ses jambes fines. La
délicatesse de touche s’unit cette-fois-ci à des êtres délicats, dont la
solitude à plusieurs possède quelque chose de presque définitif. Jamais
morbide, moralisateur, le réalisateur pratique une direction du cœur, une orientation
de l’inclination, un changement d’élan(s) des acteurs, des spectateurs, bonne
volonté moquée par le prof de philo toujours obsédé par ses sylphides. On ne
peut pas forcer les gens à s’aimer ? Bien sûr que si, en tout cas au ciné, pas
seulement au sein des comédies classées sentimentales, souvent émétiques, quel hic. Il faut simplement faire attention
aux malentendus de la bienveillante et dédoublée machination, aux erreurs d’interprétation
des situations. La langue ment, pas la voix, le cerveau se trompe, pas l’instinct.
Photographies jolies, petite annonce de « beauté physique et morale »,
mariage des enfants à la périphérie, placement de produit pour Heineken &
Actes Sud, l’ensemble à savourer au moyen d’un vert écrin, à peine vandalisé
par le tandem de tours, en mode
Simpson, de l’incontournable centrale atomique du Tricastin, par les voies en veux-tu
en voilà, vallée du Rhône « vivante », valide Gerald. Film d’amitié
entre femmes, ce qui nous ramène à Conte de printemps, film sur une
veuve en définitive joyeuse, film d’automne et de métronome, cet adieu radieux
à la collection de saison, des saisons, sonde le temps des enterrements et des
recommencements. Rohmer (r)accorde une seconde chance à ses descendants de
rapatriés d’Algérie, de Tunisie, catalyseur collatéral du nationalisme corse du
côté des caves d’Aléria, au mitan de la décennie seventies.
Il entraîne Étienne & Rosine, l’enseignant
fringant, vêtu de blanc, et l’ancienne élève, déjà sage, encore amoureuse, dans
sa ronde sensuelle, sa gestuelle languissante, éloquente, contredisant le
discours refroidissant. Il montre le plaisir méta d’Isabelle, amie gentiment
machiavélique jouant les « ambassadrices », les entremetteuses,
entamant une relation par procuration. Il dépeint l’esseulement de Magali, la solidarité
des liens intergénérationnels, des familles d’élection plus solides que celles
de la procréation. Rosine, la petite amie mature,
lointaine, de son fils Léo, s’entend à merveille avec Magali, tandis que des
tensions existent entre Isabelle et sa fifille Émilia, « quelle langue de
vipère », s’insurge sa mère, au cours du repas liminaire. Finalement,
Isabelle revient vers Jean-Jacques, ne l’abandonna pas, ne l’écoutait
pas, à peine, le temps d’un travestissement au naturel, en pleine nature, et
Rosine retrouve Étienne, réconfort d’habitacle nocturne. Une scène drolatique
et dramatique isole Magali à la gare de Pierrelatte, a priori partie rejoindre sa gosse aînée à Orange, en réalité en
train de réfléchir, de ressasser les événements de la soirée, le fait d’avoir
été raccompagnée par un Gerald congédié. Le couple en déroute, sur la route,
fera demi-tour, se revoit à trois, l’hôtesse dissipant les derniers doutes,
scellant le croisement, soulignant que ses soins déguisés s’avérèrent experts,
puisqu’ils se plurent et se comprirent dès le premier regard, les premières
paroles. La prédestination à nouveau s’accomplit, l’alchimie initiale réunit
les séparés de ripailles. La distribution met à l’unisson Alexia Portal &
Didier Sandre, comédiens au sens plein, met en valeur le charme immédiat,
maladroit, de la fidèle Béatrice Romand (Le Genou de Claire, 1970 ou L’Amour,
l’après-midi, 1972) et du trop rare, sur grand/petit écran, Alain
Libolt (L’Armée des ombres, Jean-Pierre Melville, 1969 ou V
comme Vian, Philippe Le Guay, 2011).
Spécialiste de l’espace, des
déplacements dans l’espace, Rohmer utilise une caméra majoritairement immobile,
chorégraphie la calligraphie des corps et des (dés)accords des locuteurs au
creux de cafés, parmi des propriétés, des places publiques, il s’autorise un géométrisme
introductif, délaisse le tourisme poussif. Film solaire conclu par un fondu au
noir, Conte d’automne se lirait en réponse positive au Pialat acide
et autobiographique de Nous ne vieillirons pas ensemble
(1972), autre métrage aménagé de scènes automobiles. La vieillesse équivaut à l’ivresse,
le temps d’un titre qui ne saoule pas, qui constitue disons une liqueur
délectable car dénuée de peur, de malheur, qui conjure l’obscurité impitoyable
du Amour
(2012) de Michael Haneke, tendre pourtant, à sa façon sans façon, et
clairement plus âgé, cloîtré. Magali « honore la terre », « ne l’exploite
pas », fait visiter ses vignes, avoue vouloir « un vin qui vieillisse
bien », et les Contes des quatre saisons mûrissent idem, participent tous d’une opération « d’élévation »,
vocable religieux, judicieux, récemment utilisé par la productrice Françoise Etchegaray,
se souvenant que le cinéaste admirateur reprochait à Ingmar Bergman son
désespoir, sa noirceur. Ni Marcel Pagnol, ni Jacques Demy, ni Robert
Guédiguian, Éric Rohmer écrivit sur pellicule ses propres contes précieux,
point perclus de préciosité, pareillement parlés, localisés, moins tragiques,
incestueux, communistes, destinés à dépayser, amuser, générer l’émotion, la
réflexion. Le chanteur chenu de Conte d’automne vante le « voyage
de la vie » et le quatuor
cinématographique, cyclique, capture à sa modeste mesure, vacciné contre la
pose, le pédantisme, la poussière, une part du cosmos, du populaire, des
battements cardiaques du monde et de ses locataires.
« Compte pas sur moi pour te
parler de philo ! » raille Léo à Rosine. Ne comptez pas sur moi pour cracher
sur ce cinéma-là, littéraire, sincère, ironique, empathique, lucide, adulte,
millimétré, aéré, pertinent, parfois poignant. Et quand bien même je me
priverais de me repointer, en ligne, sur la plage de Pauline, vie brève,
visionnages vierges, ces quelques heures passées en bonne compagnie, immergé au
milieu de l’univers de Rohmer, méritaient le détour, loin du désamour,
enfantèrent des contextes et des textes, instants de grâce et de partage(s) propices
à susciter une résistance élégante et stimulante face à la destruction
programmée de la pensée, de la volonté, des années, sinon du ciné.
En miroir de jeunesse nouvelle vague : la fluidité des états d'âmes variable au fil du temps et des saisons http://jacquelinewaechter.blogspot.com/2015/03/le-temps-du-bonheur-file-du-cote-dorouet.html
RépondreSupprimerComme une rime à Rohmer, chère Jacqueline Waechter, et davantage : une sensualité en effet very seventies, féminine, marine, à laquelle fait écho, fi de trio, un duo d'un autre temps, d'une imagerie pas si ennemie :
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2017/02/the-sea-mousse-tous-les-matins-du-monde.html