Dona Flor et ses deux maris : Marie-Jo et ses deux amours


Fleur de secret en mode Almodóvar ? Fleur à effleurer loin du désespoir… 


À la fidèle Gil Odara, cinéphile du Brésil

La femme est le contraire du dandy. Donc elle doit faire horreur. La femme a faim, et elle veut manger ; soif, et elle veut boire. Elle est en rut, et elle veut être f…
Le beau mérite !
La femme est naturelle, c’est-à-dire abominable.
Aussi est-elle toujours vulgaire, c’est-à-dire le contraire du dandy.

Baudelaire, Mon cœur mis à nu

À la moitié de sa durée, l’œuvre se divise, adopte le dualisme de l’héroïne : le passé dépassé, retour au présent de la diégèse, le second mari substitué au premier, avant que ce dernier ne réapparaisse durant l’ultime demi-heure, fantastique psychique et physique, invisibilité en société, présence spectrale et amicale que ne parvient à conjurer la magie locale, qui fait pénétrer la fable féminine, à défaut de féministe, au royaume du réalisme classé magique, tradition littéraire sud-américaine d’ailleurs reprise-assombrie par le William Friedkin contemporain du Convoi de la peur (1977). Escorté de ses deux co-scénaristes, Eduardo Coutinho & Leopoldo Serran, produit par ses parents, Lucy & Luiz Carlos, Bruno Baretto transpose un roman de Jorge Amado paru dix ans plus tôt, explore par procuration le fameux « continent noir de la vie sexuée de la femme adulte », autrefois formulé sous forme de question rhétorique, anglophone, par un certain Sigmund Freud. Du haut de sa vingtaine, du haut de son toit de panorama, incipit de l’opus, notre réel réalisateur, cinéaste précoce, semble un observateur de vigie, un artiste vigilant et précis maniant la grue, le plan-séquence, le travelling circulaire, le gros plan, la caméra portée, le champ-contrechamp dynamisé, la surimpression avec une sereine maestria. Certes, Citizen Kane (1941) le précède, tourné par Orson Welles presque au même âge, mais cette plongée sur un village et sous les draps mérite sa redécouverte en VO sous-titrée en anglais, tant pis pour les approximations de traduction. Dona Flor et ses deux maris (1976) vieillit bien, parvient à conserver sa jeunesse, sa vitalité, sa candeur. S’il peut parfois évoquer la comédie étiquetée à l’italienne, il s’en différencie par sa sympathie foncière, sa mélancolie contenue.


Chez Dino Risi et compagnie, la satire s’ose sarcastique, le désir s’assortit de tristesse. Chez Baretto, point de moquerie, place à la tendresse. Le communisme assumé d’Amado se tient ainsi à la périphérie du récit et l’Église, tolérante, bienveillante, incarnée par un curé appréciant discrètement le postérieur parfait de la chère croyante, reste épargnée. Nous voici éloigné de la révolution, de la Seconde Guerre mondiale, du suicide en exil de Stefan Zweig. Situé un an après sa mort, c’est-à-dire en 1943, Dona Flor et ses deux maris se déroule en autarcie, coloré par les autorisations de représentation de la décennie 70, peu propice au suggestif. Pourtant l’érotisme du film s’avère pudique, pas de pubis ni de pénis plein cadre, please, ludique, clin d’œil fellinien inclus via une imposante péripatéticienne penchée à sa fenêtre ouverte. Il passe aussi par la cuisine, bien avant Les Épices de la passion (Alfonso Arau, 1992). Du Brésil au Mexique, il suffirait d’un pas, d’un plat, surtout d’huîtres sautées, terme idoine, à la poêle, préparées en déshabillé, comme si le « coquillage marin » de Mallarmé se dégustait à la suite du fruit de mer amoureusement mitonné, amitiés au Jacques Demy de Peau d’âne (1970), au « cake d’amour » concocté par Catherine. Le gastronomique rencontre l’économique puisque Flor enseigne ses recettes, planque son petit pactole dans un vase, une radio, habitude de Gitane gentiment raillée par le rationnel et raisonné Teodoro, qui lui conseille aussi sec de mettre son oseille à la banque, où il rapportera. Ravie par ses connaissances en astronomie, en mythologie, en musique classique, pratique en orchestre, la jeune femme endeuillée, épousée, respectée, respectable, se désespère cependant au pieu, le pharmacien en pyjama jaune, orateur de quartier, de confrérie spécialisée, incapable de lui faire connaître l’extase en sueur, a contrario du défunt saligaud, étalon irremplaçable, tant pis pour ses virées intempestives au casino, ses infidélités à domicile, sous le nez de la cuisinière, contre le derrière de l’élève, ou au lupanar à proximité, pour la rouste infligée, l’insulte crachée, l’argent dérobé par l’endetté.


Valdomiro, jamais miro, toujours joueur, avec les hommes, les femmes, les nains, pardon, « les personnes de petite taille », recommande la langue du politiquement correct du présent siècle, décède dès le début, son cœur le lâche un lendemain de carnaval arrosé, ensommeillé, déguisé, en train de se coller serré à une danseuse basanée. On se croit illico au creux d’un mélodrame, d’un conte, d’une « histoire morale, histoire d’amour », pour reprendre le sous-titre du livre. En vérité, les cordes ad hoc de l’habile Francis Hime se fondent aussitôt dans la chanson de Chico (Buarque de Holanda, who else?), chef-d’œuvre interrogatif chanté par la méconnue Simone, aux lyrics davantage tragiques, voire philosophiques, que les paroles positives, projetées, de la belle infidèle signée Claude Nougaro. Tu verras, camarade, un film aimable et modeste, aimable parce que modeste, un portrait de femme et d’hommes, un ménage à trois d’un autre continent, d’un autre imaginaire, revitalisation du vaudeville à la latine. Ici, pour l’éternité du ciné, José Wilker, quelque part au croisement de Franco Nero & Terence Hill, et Mauro Mendonça ne se disputent plus le cœur et les cuisses de Sonia Braga, actrice talentueuse, à la beauté, à la sensualité, à la sensibilité irrésistibles, ensuite revue dans Le Baiser de la femme araignée (Héctor Babenco, 1985), La Relève (Clint Eastwood, 1990), à la TV US, dans le récent Aquarius (Kleber Mendonça Filho, 2016), ils se partagent sans outrage ses faveurs sans fureur, ils partagent sa couche maousse et sa sortie de messe, le blondinet à oilpé, olé. Les sociologues et les historiens nous assurent que l’immense succès in situ de Dona Flor et ses deux maris s’explique par l’instauration d’une dictature pendant vingt-et-un ans, de 1964 à 1985, nous rappellent la bonne santé des écrans français au cours de l’Occupation.


Le peuple au quotidien emprisonné, sinon affamé, se nourrit de rêves, de « rubans de rêves », d’une liberté de penser, d’aimer, hors de sa portée, nonobstant accessible en salles. Les films subliment, consolent, rendent ivre à la manière de l’alcool, et les mésaventures sentimentales de cette sage bourgeoise adepte de la quéquette, si soucieuse du regard et des ragots du voisinage, embourbée de bigotes falotes, surent sans doute répondre à une demande, proposer de l’évasion, de la liesse, de la douceur, une idée réalisée du bonheur. Glauber Rocha, connais pas ? Oui et non, car un deuxième film se laisse apercevoir en filigrane, moins festif et inoffensif. Flor souffre de stérilité, elle ne peut donner la vie, et ceci donne à sa vie sa saveur douce-amère, la pousse, au-dessus des soupçons d’adultère, à se rendre parmi un taudis, un immeuble-bordel. Là, dans la meilleure scène du film, la plus sincère, la plus (ir)réaliste, à des années-lumière du moindre misérabilisme, elle discute assise avec une prostituée allongée, à côté d’un noir bébé. Les deux femmes, opposées par leur statut social, leur couleur de peau, leur destin et leurs lendemains, papotent à propos de procréation, de paternité, d’abord ennemies de malentendu, de prénom à confusion, puis la seconde suivante, en rime à la sismographie des sentiments d’un John Cassavetes, amies pour la vie, réunies par une solidarité existentielle, irréductible à un sexe supposé solidaire. Bien servi par Sonia Braga & Lourdes Coimbra, Bruno Baretto matérialise en mineur Jorge Amado, esquisse un Brésil utopique, cosmopolite, délesté des classes, pacifié par le soulagement, le réconfort. Dans la vraie vie, de tels accords existent rarement, n’existent peut-être pas, il faut la générosité de la caméra, pas sa mièvrerie insipide, son humanisme pathétique, son immobilisme au propre, au figuré, afin qu’ils adviennent, qu’ils haussent Dona Flor et ses deux maris au-delà du divertissement charmant, élégant, insouciant.


Tu veux avoir des enfants ? Va voir telle guérisseuse de ma part. Tu veux te débarrasser de ton ectoplasme à orgasme, qui se marre au sommet de l’armoire, en surplomb de tes ébats à la con ? Nous nous trémousserons pour toi sur le sol sorcier. Et tu sauras, par tes larmes de joie, cette fois, boucle bouclée avec tes pleurs liminaires, par ton cri épris, d’insatisfaite, d’insatiable, faire revenir à l’écart du vide ton adoré guère adorable, à l’haleine à l’oignon, qui te dépucela, te présenta à la jouissance et à la joie. On le voit, à Bahia se rejouent à nouveau l’antique combat nietzschéen du dionysiaque et de l’apollinien, le conflit freudien du fils immature et du père sévère, la lutte publique, intime, de l’abandon et du renom. La passion – une sorte de possession. La normalité – une tranquillité pétrie d’ennui. Dona Flor supplante son aporie par son corps, son esprit, par son « pot à miel » et son tempérament d’insoupçonnable rebelle. Tout sauf simplette, avec ou sans levrette, elle émeut in extremis, en sus d’amuser, elle pratique le plaisir en parallèle, elle cède à autrui la soumission, la victimisation, la libération du libéralisme, baisez-consommez, évitez vite de vous révolter, elle trouve son équilibre au moyen d’un troisième mariage, celui des antinomies. Ce film à la fois central et choral comporte de surcroît des cartes et des cercueils, une sainte et des anges statufiés, une sérénade nocturne et un collier troqué, des coqs de pauvres et une chanteuse glamour, in English, arrivée de Rio, un cimetière immaculé à fleurir et un coucher de soleil à admirer en tandem, une servante virée, une roulette trafiquée, sans omettre, last but not least, un orage évocateur, deviné, héritier du romantisme atmosphérique allemand, liste non exhaustive, impressionnisme subjectif.


Si tout cela ne vous convient pas, on ne vous en voudra pas, on s’en foutra, on conseillera quand même au lecteur, au cinéphile, lusophone ou non, de s’aventurer vers ce pays et sa cinématographie, vers des émotions et une collection. Le Brésil, aujourd’hui, peut à raison inquiéter les partisans de la démocratie ; raison supplémentaire pour se ressourcer auprès du jeunot Bruno Baretto, lui-même naguère mari d’Amy Irving, l’actrice remarquable et mémorable de Furie (Brian De Palma, 1978), auprès de la juvénile et volubile Sonia Braga, désormais comédienne iconique et symbole d’une sexualité émancipée, émancipatrice, éphémère, pérenne, blessée, résiliente, tournée vers la vie, l’envie, donc en dialogue à distance avec le simultané, redoutable et drolatique Salò ou les 120 Journées de Sodome (1976) de Pier Paolo Pasolini, femme fréquentable pour laquelle, en effet, le Ciel peut nous attendre, Ernst Lubitsch & Warren Beatty opinent, of course. Muito obrigada, Dona Sonia !


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