La Femme sur la Lune : Le Gardien du manuscrit sacré
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Fritz
Lang.
Elles, dans le suave
La faiblesse des hommes, elles savent
Que la seule chose qui tourne sur Terre
C’est leurs robes légères
Alain Souchon
La Femme sur la Lune (1929) débute dans l’escalier de M le
maudit (1931), se poursuit dans le bureau des Espions (1928), passe par
la chambre à coucher du Tigre du Bengale/Le Tombeau hindou (1958-1959),
puis s’achève sur la plage des Contrebandiers de Moonfleet (1955),
justement, boucle bouclée avec le satellite sélénite, chic. Il s’agit, par
conséquent, d’un film de Fritz Lang, d’une leçon d’astronomie, de géométrie, de
cinématographie, où chaque putain de plan puissant stupéfie par sa capacité
d’émerveillement, sa rigueur arithmétique. Voilà Lang en alter ego de l’entrepreneur du récit, voire l’inverse, les plans de
la fusée mettent en abyme ceux du ciné. L’architecture radicale du métrage
annexe un mobilier daté, localisé, carrément allemand. Mais Lang, un peu vite limité
à sa persona de cinéaste vache à
cravache, à bottes, à monocle, sait heureusement infuser une légèreté, une
sentimentalité sereines, remplies d’oxygène. Ici, rien de Metropolis (1927), de sa
science-fiction inspiratrice, même en partie modélisée sur le New York de
l’époque, imposante, manichéenne, au marxisme in extremis conservateur, rassurant les réactionnaires, qui séduisit
les nazis. On se retrouve davantage du côté de Georges Méliès, l’ersatz du Voyage
dans la Lune (1902) cependant délesté de sa liesse colorée, de ses
danseuses de proscenium, lesté d’un
réalisme relatif, merci aux sommités enrôlées. Film au titre féminin, film
écrit par une femme, la romancière/partenaire Thea von Harbou, La
Femme sur la Lune s’avère un film d’enfance, un film avec un enfant, un
film destiné aux enfants, petits et grands. Le gosse se régale des aventures de
Nick Carter, Jack Quartz en émule de Mabuse, et ce cinéma ressemble à une
superbe bande dessinée.
Friede, dont le prénom sert aussi à
désigner le suppositoire stellaire, s’amuse de ses lectures fantaisistes,
surréalistes, mises en abyme magnanimes, autobiographiques, avant de
s’assombrir devant une couverture évoquant le retour incertain. Finalement au
courant des sentiments changeants, perdant au jeu sérieux de la courte paille
au fumet de funérailles, le fiancé s’affaiblit, s’affole, affirme que ce qu’ils
vont tous trouver dehors se résume à la mort. Il périra presque, à l’instar contradictoire
du professeur paupérisé, ermite de mansarde à souris sympa, du séide esseulé, Fregoli
à frange planté en pietà, inconscient que le gamin regagne Berlin, que Friede
& Helius s’enlacent sur l’arrière-plan de leur campement à la Mogambo
(John Ford, 1953), inversion de l’exotique trio. Alors la jeune femme blonde,
ailleurs à la robe immaculée, au décolleté dorsal, vertical-vaginal, en V, aux
mains jointes de religieuse taiseuse, si pieuse, se met, murmurante, à caresser
les cheveux gominés de l’adulte en train de pleurer, de cacher son bonheur à
lui au creux de son cou à elle, ses larmes de soulagement en rime à celles,
liminaires, de l’astronome attablé, repu par le repas en POV, vieillard
revigoré par la nouvelle du départ. Maternelle, la première femme dans l’espace
récompense ainsi le sacrifice altruiste, s’abandonne enfin, yeux fermés, à
l’épris qui n’osait pas se déclarer, qui voulait l’écarter du voyage, la
protéger des dommages, qui n’assista pas à sa soirée de fiançailles, en fracassa
le faire-part. Sous l’aventure vertigineuse, derrière le cyclorama désertique,
au-delà des manigances de la finance, remarquez la présence d’une ploutocrate à
cigare, d’une fleuriste de rue félonne coiffée à la garçonne, se dissimule à
peine un portrait de pionnière, équipière et mère, héroïque et scientifique, dame
et camerawoman, disons raccord avec
Leni Riefenstahl, survivante et vaillante.
Voici le cœur de l’ouvrage, la raison
d’être de ses enfantillages, le battement émouvant parvenu jusqu’à nous, au nez
des années, à la manière de la lumière d’une étoile morte depuis longtemps et
pourtant toujours éclairante, en parfaite métaphore des films eux-mêmes, de
ceux qui les façonnent, chœur que salue l’inhabituel et logique générique
collectif. Pour que fuse l’imaginaire, que se réalise l’irréalisable, il faut
du temps, de l’élan, il faut une concordance d’individualités, à Houston ou sur
le set, il faut que le réalisateur
réalise son film et réalise ensuite de quoi il retournait, qu’il se retourne
tel Orphée sur son proche passé, son avenir envisagé, au royaume des morts, des
mondes mentaux, des muses perdues, jamais soumises, victimes, victimisées,
parfois, grâce au cinéma, à la dernière minute retrouvées, ranimées. Les femmes
fréquentables, Friede la première, savent pertinemment que les hommes rêvent et
crèvent, déjà dans la lune avant de marcher sur la Lune, dotés d’un drapeau
dérisoire, qu’ils les idéalisent, les sodomisent, les font tomber sans pitié de
leur piédestal aussitôt dressé par leurs soins, qu’ils les idolâtrent, les
adorent, les adulent, les enculent, ne parviennent à leur pardonner de donner
la vie et la mort en même temps, via
leur matrice-tombeau, indien ou point, qu’ils s’enivrent du vide, essaient
d’opposer l’infini joli à la finitude définitive, en vain. La conquête classée spatiale,
ruée vers l’or de Voie lactée ou maintien de la mainmise terrestre du Capital, groupuscule
occulte à la M le maudit inclus, carbure au sein de la supposée vraie vie
aux rivalités, aux nationalismes, à la guéguerre des étoiles, hier
américano-soviétique, aujourd’hui située en Asie.
Néanmoins la démence fait partie de
la partance, et la paranoïa ou le trépas en plus, revoyez 2001, l’Odyssée de l’espace
(Stanley Kubrick, 1968), Silent Running (Douglas Trumbull,
1972), Alien, le huitième passager (Ridley Scott, 1979), Inseminoid
(Norman J. Warren, 1981), Capsule (Andrew Martin, 2015), The
Whispering Star (Sono Sion, idem)
ou Approaching
the Unknown (Mark Elijah Rosenberg, 2016). Souvenez-vous que Sergio
Leone terminait sa fresque picaresque de rapaces en trinité au milieu d’un cimetière,
destination finale des chercheurs aurifères, peut-être un brin homos (Le
Bon, la Brute et le Truand, 1966). Friede, femme forte, pléonasme en
apesanteur, sait tout ceci, elle s’engage par dépit, elle embrasse par
remerciement, elle console par tendresse, elle se trouve en retrait, au centre,
d’une exploration à l’attention déportée, plutôt préoccupée de destins
identitaires que de découverte lunaire. Dans La Femme sur la Lune, une
fusée phallique trop légère pour se maintenir en l’air, c’est-à-dire droite, nécessite
un équilibre nautique, une plongée parmi une piscine inventive. Pareille
alliance explicite du masculin et du féminin ravira les cinéphiles freudiens,
annonce la coda pénétrante et pénétrée de La Mort aux trousses (Alfred
Hitchcock, 1959), tandis que hors-champ, cherchez la grotte utérine, auréolée, Helius
grandira en plaçant son engin expressionniste, expressif, à l’intérieur du
territoire intime, tamisé d’obscurité, d’altérité, tapissé d’humidité,
d’onctuosité, de la douce Friede. La lune, nul ne l’ignore, signifie en sus le
postérieur, la face cachée en écho à la fesse offerte, et Lang paraît renouer
avec le symbolisme sexuel, sexué, des Nibelungen (1924). Pilote improvisé,
brouillon de son homologue à Moonfleet, le minot clandestin du cosmos miroite le
trentenaire infantile, lui-même esquisse du tueur pédophobe traqué par les
flics et les gestapistes. Quant aux poignées ombrées, elles rappellent le nœud
des cordes à pendre.
La noirceur en couleurs ou en noir et blanc des opus précités ne déteint
point sur la fable admirable, magnifique en mineur. Elle conserve sa candeur,
son filigrane social, misère des visionnaires, des boucs émissaires, sa beauté,
son humanité, son utilisation magistrale du son, même muet, point commun
hitchcockien. Elle réserve au spectateur aventureux, pas rebuté par sa durée
rythmée, des séquences tétanisantes, pensons au décollage, à l’alunissage. Dans
ses Fragments
d’une autobiographie rédigés en français, grazie maestro, Roberto
Rossellini regrettait que l’événement extraordinaire de 1969 se réduisit à un
spectacle spectaculaire, un son-et-lumière abrutissant sur petit écran – Lang
ne flanche, flanqué d’un casting ad hoc,
le couple Gerda Maurus & Willy Fritsch transplanté des Espions, Klaus Pohl
bientôt vrai-faux aveugle de M le maudit, Gustav von Wangenheim
naguère clerc de notaire pour Nosferatu le vampire (Friedrich
Wilhelm Murnau, 1922), auquel notre auteur vole une ombre voutée, de mur
mauvais ; Lang ne perd sa réserve coutumière, escorté par des magiciens
nommés Curt Courant, Otto Kanturek, Oskar Fischinger, Konstantin Irmen-Tschet, aka Tschetwerikoff, à la direction de la
photo, aux effets spéciaux. Il s’autorise toutefois un panoramique complet de
pièce spartiate, de labo déplumé de génie obsédé, un travelling latéral à la Leos Carax (Mauvais Sang, 1986), au
cours d’une course de piétons après une automobile de patron, du flash-back inséré, du montage alterné,
du fondu enchaîné sur un manuscrit convoité, un bouquet de subterfuge, une ficèle
fragile, l’ensemble bien servi par une restauration de saison. « Voulez-vous
humilier la femme que je suis ? » demande Friede à Helius, l’équipage
à l’abri du barnum médiatique, mondialisé.
Lang répond non, pas seulement en
raison de sa liaison avec l’actrice. Au contraire, il érige un monument
charmant, à aucun moment monumental, colossal, lourdement emmerdant, à nos
mères, à nos amantes, à nos égéries, à nos égales souvent supérieures, loin de
la piètre parité, de la gonflante agressivité, de la délation en réunion, car
plus solides, solidaires de la douleur, menstrues ou accouchement, en
possession du secret incarné de la procréation, de la générosité du pardon, je
ne t’en veux pas de ta tristesse, de ton manque de noblesse, de tes impostures,
de tes injures, puisqu’il peut m’arriver, à mon tour, de succomber au désamour,
à la laideur, aux jacasseries, aux ignominies, en fraternel reflet différencié.
En tandem, à des milliers de
kilomètres au-dessus des têtes, des concurrents précieux ou de pacotille,
citons les suiveurs Pavel Klouchantsev (La Planète des tempêtes, 1962),
Andreï Tarkovski (Solaris, 1972), Brian De Palma (Mission to Mars, 2000), Alfonso
Cuarón (Gravity, 2013), Thea & Fritz nous quittent au moyen d’une fin
cohérente, surprenante et poignante, christique et lyrique, acmé d’un poème en apparence dédié à l’astre
du désastre, aux crêtes de la mélancolie,
en vérité une œuvre ravissante, rafraîchissante, tournée vers la vie. « L’œil
de l’objectif voit ce qu’aucun œil humain n’a encore vu » : séminal
et stimulant, La Femme sur la Lune s’interroge en souriant sur l’horizon des
aspirations, réinvente une famille recomposée, parcourt un paradis à deux. Qui, dorénavant, maintenant, dit mieux ?
Belle de lune, Moon qui rit et qui pleure, trésor à la Hergé, compte à rebours debout,
RépondreSupprimerdémesure du projet cinématographique et de science-fiction à la Wernher von Braun...comme si il fallait préparer les esprits des terriens aux changements de paradigmes dus aux progrès techniques...
https://www.ina.fr/contenus-editoriaux/articles-editoriaux/wernher-von-braun-des-nazis-a-la-nasa/
Merci de ces documents intéressants, soulignant, si besoin, le cynisme américain, sans repentance pour une "science sans conscience"...
SupprimerD'une Saturne à la suivante, ah, forte et fragile Farrah :
https://www.youtube.com/watch?v=_O-F2fvHFW4