Aenigma : De la vie des marionnettes
Une jeune fille agonisante et un cinéaste sexagénaire gravement
malade : dans ce film-miroir à redécouvrir, Lucio Fulci livre une
émouvante et désespérée « autobiographie ».
Onze ans après Suspiria, le maestro retourne à l’école (de danse)
pour conter une vengeance d’outre-tombe n’oubliant pas la lutte des classes – politique,
donc, et non pédagogique. Le film relit Carrie au bal du diable, avec son
traumatisme inaugural (et l’habillage qui le précède, présent chez De Palma sur
un mode burlesque), son féminisme asphyxiant, faussement misogyne (la direction
tricéphale, trio de mères emprunté à Argento ou à la mythologie classique et
picturale ; le gynécée anxiogène et bourgeois jusqu’à la stupidité), sa
parapsychologie en actes (télékinésie
ou hallucinations provoquées). La « mauvaise blague » liminaire ne
prend plus pour décor les douches d’un lycée, métamorphosées en abattoirs pour
le sacrifice rituel et féminin d’une agnelle différente du reste du cheptel,
mais l’habitacle d’une automobile « espionné » au moyen d’un micro,
les pâmoisons de la jouvencelle, toujours vierge dans sa robe rouge
menstruelle, égayant follement les spectateurs moqueurs de cette séance de
drive-in improvisée, bien à l’abri dans leur voitures tous phares allumés,
avant que la fuite de la malheureuse ne lui coûte la vie, renversée par un
ultime véhicule venu l’épingler dans son faisceau fatal, ainsi qu’un(e) lapin(e) propitiatoire,
porteur, en retour contradictoire, de malédiction.
L’opus s’avère aussi la chronique
d’une mort annoncée, le rêve (cauchemar pour les autres personnages) d’une
morte-vivante entre la vie et la mort, comme l’aviateur des Archers, dont la
dernière partie se déroule en toute logique, figurative et symbolique, dans la
morgue d’un hôpital, et où le réalisateur apparaît brièvement, très affaibli,
en inspecteur de sa propre fiction, déléguant l’enquête à un neurologue (Jared
Martin, ami et acteur débutant pour l’apprenti De Palma), puisque l’on sait, depuis Freud, que l’hystérie
relève, au niveau de l’étymologie autant que de l’anatomie, de la « condition
féminine ». Pris entre trois madones laïques ou catholiques au prénom
identique – la femme de ménage (souillon mais pas Cendrillon), la chanteuse
(Madonna, citée à l’occasion de places de concert, qui « date » le
film de la même façon que les affiches de Rocky IV et Top Gun dans la chambre
des filles), l’institution elle-même, au patronyme évident et
« sanctifié » –, l’œuvre se place sous le patronage de Marie, la mère
du Christ, son calvaire rejoué cette
fois-ci par une Kathy (Catherine, en écho au célibat ?) sur son lit
d’agonie, version moderne, médicale, de la croix biblique, victime sans
miséricorde d’une résurrection inachevée (à l’opposé du « retour
scandaleux » d’Ordet).
La fille, la pauvre fille qui se
préparait avec tant de crainte et d’entrain pour son premier rendez-vous galant,
ne trouvera la paix et le sommeil définitif que grâce à sa mère (pleine de
grâce, forcément, et interprétée par une gloire
du cinéma yougoslave, Dusica Zegarac) la « débranchant » comme on
couperait les fils d’une fragile et inquiétante marionnette (alors que, depuis
son irréversible immobilité, en sœur du réalisateur, elle tire les ficelles – et
les coupe, unique Parque – des destinées de ses condisciples). Toute la
beauté, l’humanité, la puissance du cinéma de Fulci, s’expriment magnifiquement
dans ce moment bouleversant et suspendu, qui éteint tous les écrans (d’assistance
et de surveillance) hors celui du film, et provoque également la mort idoine d’Eva
la « possédée » somnambulique (Lara Naszinsky, cousine marseillaise
de Nastassja Kinski !), native de Boston (la raison, l’Histoire, la
finance et la technologie) en proie à la volonté surhumaine, plus forte, jusqu’à
un certain point, que son corps infirme, d’une gamine originaire de La
Nouvelle-Orléans (ville de l’irrationnel, du métissage, des sorcières et,
pour tout cela, cadre littéraire des chroniques d’Anne Rice – notons au passage
le tournage en Yougoslavie) ; un simplissime et poétique effet de montage
associera d’ailleurs explicitement les deux protagonistes, lors de la première
apparition « dédoublée » de la nouvelle pensionnaire.
Chant d’amour (maternel) et de mort
(la scène sexuelle, morbide et infernale, de surcroît vaguement incestueuse, illustre
avec radicalité, au pied (aux dents) de la lettre, pour ainsi dire, « l’amour
cannibale » avec des allures de gisant), Aenigma (nom de baptême
en capitalisation probable de Phenomena) se lit encore en plaidoyer
pro domo pour un cinéma d’horreur
maniériste, « abouché » à la peinture religieuse dans sa violence et ses
ornements vertigineux, maladifs, transfusé, à l’image de l’héroïne, à un
bestiaire érotique (limaces, escargots, serpent) et à une obsession pour les
yeux (douloureux, souffrant de trop voir, en mémoire du geste aveuglant d’Œdipe) caractéristiques de l’idiosyncrasie
du cinéaste. La superbe séquence au musée annonce bien sûr Le Syndrome de Stendhal (lui-même
abouché à la peinture, littéralement,
avec ce plan d’Asia embrassée par un poisson obscène et drolatique libéré du
tableau – la bouche de son père ?) et dévoile la part mortifère de toute
création, métaphorisée bientôt par une statue de marbre étranglant une
adolescente avant tout vaincue par sa terreur, prisonnière de l’univers mental
créé par la culpabilité (lecture rationnelle du film) ou la haine tragique,
semblable à la furie de Médée, de la comateuse, homologue, âge compris, du
Johnny de Dalton Trumbo (lecture surnaturelle), mise en pratique de la
prophétie du titre original de L’Au-delà : E tu
vivrai nel terrore! Fulci, du reste, se qualifiait à raison de « terroriste
des genres ».
Si, dans Frayeurs, avec son
atmosphère onirique et sensuelle du Sud des États-Unis (Savannah, là où
Eastwood tournera Minuit dans le jardin du bien et du mal et, accessoirement,
pseudonyme d’une hardeuse suicidée), Fulci
rendait hommage à Lovecraft, on pense ici à Poe, celui du Portrait ovale, après sa
référentielle Emmurée vivante ou son adaptation du Chat noir. Lucio, moins
réflexif que Brian, bien moins pittoresque,
au sens italien et esthétique du terme, que Dario, plus trivial, modeste et « distancié »
(le médecin légiste rigolard ne semble guère prendre la situation anormale au
sérieux), aussi, se permet un clin d’œil avec le store en métal décapitant un étalon, en rime inversée avec les vitres
et autres miroirs brisés par des femmes chez son confrère national (la petite
amie, quant à elle, se défénestre, telle la pianiste de Salò ou les 120 Journées de
Sodome). Le « réalisme » de Fulci, son attention portée au
poids mortel des êtres, des objets et des animaux, l’empêchent de pleinement
considérer l’assassinat comme l’un des
beaux-arts (Argento à la suite de Thomas de Quincey) et l’énigme du titre
renvoie plus au(x) mystère(s) de la mort qu’à la survivance incompréhensible du
« vilain petit canard » aux grands yeux tristes, réincarné dans une
jolie blonde aux appétits aliénés de nymphomane.
Derrière le sentimentalisme de la
rivalité amoureuse (tandis que sur les icônes masculines, voire homoérotiques,
des blockbusters américains, les visages
et les corps de Stallone ou Cruise, offerts au dolorisme et à l’adoration, surgit
en surimpression le « cinéma de genre » italien, artisanal et basé
sur la « contamination » des succès internationaux) gît un cadavre en
devenir, une poupée sinistre qui reflète le dernier plan, invisible, du film vécu de chaque spectateur, le bien
nommé « angle mort » seulement contemplé, de la manière la plus explicite,
via le cinéma d’horreur : celui
de son trépas, transformant sa vie en destin (Malraux) par ce « fulgurant
montage » qu’évoquait Pasolini dans ses Observations sur le plan séquence
(1967), informées par le meurtre filmé de JFK devant la caméra du sieur
Zapruder, matrice reconnue et avouée d’une large part du cinéma de Brian De
Palma – tout se recoupe, par
conséquent, maintenant et au dernier acte (final
cut, en effet).
L’énigme de l’au-delà suscitait
l’enfer lugubre et désertique de l’épilogue du film homonyme, hanté par ses
amants revenus de tout, alors que celui de 1987, saisi à contretemps d’une vulgarité
transalpine – mais pas seulement, cf. Body Double – contemporaine (Démons,
le diptyque méta et « berlusconien » de Lamberto Bava) tenue à
l’écart du huis clos, d’où le cachet étonnamment passé du film, acte de décès en train de se dérouler sous notre
vue, nous prenant à témoin, s’achève par une reprise de trois travellings
arrière en fondus enchaînés et en plongée sur les différents niveaux du
bâtiment sanitaire, déjà utilisés au début après l’hospitalisation. Le
panoramique nocturne venant rejoindre l’école n’ouvre plus que sur cette double
masse blanchâtre, sépulcrale, en forme de double citerne, de réservoir de corps
inanimés, gigantesque vaisseau funèbre perdu dans la nuit scintillante d’une
terre sans espoir ni horizon, sous le regard aveugle (crevé, sans doute, comme
le globe oculaire de L’Enfer des zombies) d’un dieu
absent (en présage du casino de Snake Eyes, à la déréliction
mécaniquement quadrillée par les caméras, diégétiques ou non). Dès lors, le récit
subjectif peut boucler la boucle, avec la photographie en noir et blanc des
élèves dans leur uniforme (fasciste ?) posant devant l’école, déjà mortes
au monde (Sade), avant même qu’il ne commence, dans l’ironie d’une chansonnette
parlant d’un rêve (tendre et humide, mis en scène par une jeune fille en fleur désormais défigurée, scalpée) enfin sur le point de se réaliser…
Très bonne critique tout est dit, j'ai vraiment bien apprécier. :)
RépondreSupprimerMerci, Sebastien, et à bientôt sur ta chaîne pour d'autres découvertes assorties de critiques !
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