Salauds de Suède

 Exils # 73 (22/01/2025)


Un canicide, quatre homicides, dont un « féminicide », un viol collectif, un suicide explosif : ça ne chôme pas, chez les Suédois. Au-delà du ciné, depuis des années, le fameux « modèle » bat de l’aile, aux prises avec des maux plus ou moins modernes, ce qu’atteste une pelletée de textes populaires classés en littérature policière, Läckberg Camilla ne nous contredira. Une récente étude de la Drees, analyse statistique certes toujours suspecte, place aussi cet autre « plat pays » parmi les plus dépressifs d’Europe, derrière notre Hexagone, paraît-il le premier à déprimer. On oublie donc Bergman, même et surtout celui de La Source (1960), on remate Razorback (Mulcahy, 1984), on chine les représailles des Chiens de paille (Peckinpah, 1971) car The Hunters (Sundvall, 1996) retravaille une horreur rurale et locale à côté de laquelle le mimi Midsommar (Aster, 2019) et son sacrifice festif ressemble à une blague pseudo-scandinave. Ce film méconnu commence par un massacre animal, escorté d’un célèbre aria extrait de Tosca, qui va vite en devenir le leitmotiv patraque, tendance muzak. Tandis que Puccini se retourne dans sa tombe, mélomane hécatombe, on survole en drone un paysage de carte postale, on écoute une chorale. Un flic rentre au bercail, y décroche loin de Stockholm un titre risible de meilleur revenant ou quelque chose d’avoisinant. En vérité, revoici « celui par qui le scandale arrive », amitiés à Minnelli, semeur de désordre et de discorde, jusqu’à l’éclatement programmé de la petite communauté, complice active ou passive du (mélo)drame en sourdine. Sur fond de sexisme et de racisme, de roublardise et de bâtardise, il s’agit ici de déterrer quelques secrets ou un couple de Russes ramasseurs d’airelles, récolte cruelle. La meute de mecs, braconniers tolérés, puisque liens de parenté, police méprisée, pratique d’abord le carnage de rennes puis après l’extermination humaine. Homo homini lupus, maxime guère magnanime de darwinistes latinistes ? Bien sûr et plus encore, c’est-à-dire relecture du sinistre destin d’Abel & Caïn, assassinat originel, à la fois effroyable et fraternel. Ces chasseurs ne manquent de cœur, capables de pitoyables et désarmantes larmes – versées sur eux-mêmes, les conséquences évidentes de leurs dilemmes.

Si une poignée de pistes psychologiques, de paternelles paires de gifles, de solitaires missives au destinataire cynique, fournissent en surface des éléments de raisonnement, nos bonshommes peu bonhommes macèrent parmi une autarcique médiocrité, un sentiment d’impunité propice à stimuler une monstruosité démunie du moindre romantisme et lestée de trivialité. Dans Orange mécanique (1972) de Burgess & Kubrick, Alex adoubait Beethoven, à la suite de nazis a priori amateurs de musique classée classique. Dans The Hunters, le bel canto procède du prophétique, le lamento de Mario in extremis exécuté par le frère au talent contrarié, en prélude à son enfer sur Terre, stylé à la Cagney (White Heat, Walsh, 1949). Mus et immobilisés par un dynamisme d’amour et de haine, ils se détestent et s’étreignent, ils carburent à la culpabilité partagée, décuplée, ils incarnent deux aspects d’une masculinité très tourmentée. Filmée façon téléfilm sur Arte, cette ethnographie à demi réussie du mal – et du mâle – banal, dévoilé en Suède ou jugé à Jérusalem, souviens-toi d’Hannah, évite le manichéisme et le moralisme, le shérif à cicatrice porte son propre remords et des plaintes à la capitale, mais n’accorde pas assez d’importance et de puissance à des femmes meurtries, placées à la périphérie, en dépit du personnage de la « fliquette » blondinette et jeunette, en réalité représentante méritante du parquet en train d’enquêter, apte à recadrer sans se démonter ni se faire démonter un mari et père vantard et connard. De manière similaire, alors que le meurtre d’occasion, sans préméditation, de la compatriote de Poutine s’appuie sur le son, l’inactivité terrorisée d’un témoin arriéré, reflet déformé du spectateur sans peur, une main tendue et malvenue, motif de supplique, de Psychose (Hitchcock, 1960) à Irréversible (Noé, 2002) via Pulsions (De Palma, 1980), (re)lisez-moi ou pas, le sévice à plusieurs sur la serveuse venue d’ailleurs comporte un gros plan de poitrine inutile. La plongée en apnée apparaît en résumé déséquilibrée, aussi desservie par un casting choral inégal. Dans La Chasse (1966), le cinéaste Saura sondait la mauvaise conscience nationale, refaisait la guerre hispanique à échelle réduite. Dans The Hunters, le téléaste Sundvall ausculte un monde malade, où riment héritage et outrage, connivence et violence, provincialisme et virilisme.

Le jovial autodafé de jouets présageait les flammes finales, à l’introduction de retrouvailles répond la conclusion de funérailles. Afin de briser la boucle bouclée du cercle infernal et familial, le vrai-faux « fils prodigue » doit filer vite, s’en sortir esseulé, se sortir d’une « toxicité » sexuée, victoire de désespoir et route de déroute. Le succès in situ et inattendu, six millions US amassés en salle, associerait disons sensationnalisme putride et masochisme lucide, la small town accueillante et innocente de l’America de Capra relookée à la Lynch, forêt fatidique et pas fantastique comprise. Si l’État sut là-bas conserver son sang-froid durant le discutable psychodrame du Covid, grosse cause de mélancolie européenne, au sens clinique du terme, il ne parvient à empêcher, en tout cas au cinéma, l’affreuse floraison d’agressivité, de lâcheté, de déterminisme et de mutisme au merveilleux royaume de l’égalité entre les femmes et les hommes, du capitalisme moral soucieux de « justice sociale », de l’individualisme d’entreprise tamisé par le service public. Le paradis se trouve peut-être en Laponie, assurément point au sein malsain de cette bucolique et secouée contrée, CQFD.                       

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