Le Dernier Cahier d’une condamnée
Exils # 66 (06/01/2025)
Comparé à l’opus, Carrie paraît presque une comédie et Persona (Bergman, 1966) abstrait, bourgeois. Si Chahdortt Djavann revisite Stephen King, sans le savoir ni le vouloir, sa chronique d’une mort annoncée, via les derniers mots d’une ado emprisonnée, se déleste de télékinésie, du réalisme classé magique de García Márquez, de la malhonnêteté intellectuelle du gros Hugo, dont Le Dernier Jour d’un condamné, plaidoyer littéraire à la Bob Badinter, se refusait à fournir le motif de l’exécution afin de ne point affaiblir du lecteur l’empathique émotion. Bref et direct, La Muette donne à lire et ressentir le récit d’une Shéhérazade rajeunie, qui a contrario de la célèbre ancêtre citée dans le texte ne parviendra pas à sauver sa peau. Fatemeth déteste son prénom modelé sur celui de Mahomet, mais moins que sa mère remplie de bigoterie. La risible « sororité » avec laquelle se gargarisent les occidentales féministes, elles-mêmes muettes effrontément face aux insanités sexuées en Afghanistan, ne saurait exister apparemment en Iran : les voisines médisantes et mesquines s’avèrent ainsi complices passives, sinon actives, d’une misogynie systémique, patriarcale et non laïque. Traumatisée enfant par le létal tabassage de sa maman, la tante paternelle va ensuite décider de se taire et va par la suite payer très cher, puisqu’au prix de sa vie, ses indiscutables et inacceptables signes de liberté, de célibataire émancipée, à savoir absence de tchador, cigarette au bec, nuit d’amour sans retour entre les bras de l’oncle maternel beau et sympa. Pendue à une grue, supplice prosaïque devant un détestable public, elle méconnaît quand même une lapidation cruelle, merci au mollah magnanime et polygame avec elle marié contre son gré, plus porté sur une narratrice en pleine puberté capable de lui fournir fissa un héritier.
Dans Le Parfum de Süskind, le tueur séducteur, coupable candide d’olfactifs « féminicides », jetait gentiment un mouchoir imbibé, fuyant et transformant la foule rassemblée au pied du gibet en partouze maousse. Ici, la tante et sa nièce accordent leurs regards au-delà des larmes, de la dissociation et du désespoir. Le malheur se transmet, le destin se duplique, la prisonnière un peu opiomane – drogue de gardien et messager aux yeux de miel – épouse le sillage de sec mélodrame, homicide en rime à celui de Syngué sabour : Pierre de patience (Rahimi, 2013) et infanticide effectué sur le fruit de l’infamie, fillette à la destinée tout autant suspecte. La culpabilité décuplée, partagée, ne peut épargner l’anti-héroïne qui déprime, ment à ses amies au sujet de scènes filmiques érotiques, matées au magnétoscope parmi des mâles, suprême mal, éprouve un plaisir pervers sous les assauts top chrono du quinquagénaire à la graisse et l’haleine délétères, automatisme anatomique à rendre furieuses les féministes, bis, et disons consoler la maladroite Brigitte Lahaie. Tandis que l’oncle incarcéré, fouetté, finit par s’exiler, le père de l’assassin au féminin, désireuse d’être médecin, succombe à une crise cardiaque, incapable de protéger sa sœur orpheline et de soustraire à un commerce sordide sa propre fille. Portrait partiel et cependant lucide d’un pays miséreux et misérable, affectueux, effroyable, La Muette semble une réponse épurée au martial et à la cave J’ai quinze ans et je ne veux pas mourir de Christine Arnothy. Cette confession de sang et de sperme, de frémissante folie nocturne et hivernale, en mode Cris et Chuchotements (Bergman, 1972), neige glacée versus sexe brûlant de vierge de vingt-neuf ans, de comité matinal et moche armé de kalachnikovs, de parcelle de cimetière réservée au criminels pour que l’adultère de chimère ne contamine la vertu musulmane, de cafards à l’écart de Kafka, quoique, couchée par une gauchère, donc une engeance de sheitan, traitée de pute par sa mère puis ses tortionnaires, mérite en résumé d’être recommandée, conserve encore hélas, dix-sept ans après sa rédaction et parution en français, une actualité d’atrocité.
On pourrait certes reprocher à l’appréciable et radicale Chahdortt Djavann, styliste précise, citoyenne décorée, décillée, l’encadrement du cahier d’outre-tombe et d’outre-monde par une éditrice anonyme, une reporter étrangère, un traducteur point pinailleur, artifice de mises en abyme doublé d’un effet de réel un brin à la truelle. Ce dispositif devient néanmoins in extremis cohérent, replacé au sein d’un contexte de transmission, de révélation, de résonance affective rétive aux frontières, aux cultures, aux genres, jamais blasphématoire ni misandre. Décompte et constat en colère, requiem au cadavre entre ciel et terre, conte documenté en périphérie d’autobiographie, La Muette n’omet de souligner l’éloquence du silence, alors que la mort des pauvres et les crimes des riches ne font pas de bruit, affirme à juste titre un proverbe persan, de redonner à l’écriture sa première raison d’être, celle d’un geste existentiel, survie et souvenir, claire lumière charnelle au milieu des mutiques ténèbres.
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