El Jodo
Exils # 68 (08/01/2025)
« Do you want to go on? » demande l’alchimiste au voleur, c’est-à-dire le cinéaste à l’acteur. Certains spectateurs répondront non, moins fans et financeurs qu’Ono & Lennon. Cependant ce métrage de son âge se suit sans déplaisir, constamment amusant à défaut d’être surprenant. Une cinquantaine d’années après sa sortie limitée, doté d’un budget de millionnaire utilisé à moitié, La Montagne sacrée (1973) ne ressemble en rien à un évangile ni à un texte bouddhiste, n’en déplaise au polyvalent stakhanoviste, ici scénariste, réalisateur, compositeur, costumier, décorateur et producteur. L’auteur de BD remarqué vient du mime et du théâtre, tendance panique, il connaît donc l’éloquence du silence, le mouvement des tableaux vivants. Adapté de Daumal vaguement, d’un livre de chevet de Mitterrand, l’opus magnum rappelle bien sûr Buñuel & Fellini, le Mexique au passage patrie d’adoption du drôle d’Espagnol. Le Chilien taquin tacle autant les marchands du temple, tandis que les séquences satiriques, consacrées à ridiculiser une assemblée cosmopolite de puissants inconsistants et antipathiques, paraissent anticiper la célèbre scène du défilé de mode ecclésiastique de Roma (1978). Découpé en trois actes équilibrés, de l’initiatique au philosophique, en passant par la critique, La Montagne sacrée ne mérite d’être classé ou cadenassé sous l’étiquette ésotérique, hermétique, psychédélique, pas plus que le Nosferatu de Murnau de figurer en parangon expressionniste, réputation à la con retoquée à raison par l’experte Eisner dans L’Écran démoniaque. Certes, à l’opposé du Noé de Enter the Void (2009), Jodorowsky, d’abord relooké en clone de Carpenter John, s’intéresse on le sait à la spiritualité, pratique le syncrétique, accessoirement le ludique et le priapique, mais le film tout sauf foutraque et autarcique se soucie davantage d’immanence que de transcendance, ne dessine une monstrueuse société à l’exotisme abstrait, que dépeint en vain un provocateur embourgeoisé.
Tel jadis Tod Browning (Freaks, 1932), le vrai-faux dingo Alejandro regarde ses phénomènes de foire, de joie et de désespoir, avec une évidente empathie, accorde encore une seconde chance aux commerçants de mensonges, de mort, de minimalisme et de domination, d’orgasme et d’émasculation. Le bestiaire drolatique de reconstitution historique participe de ce pouvoir de l’écart, de cette capacité à détourner des situations toujours d’actualité vers une imagerie plutôt éprise de liberté, d’intensité, que de manichéisme ou de surréalisme. Ainsi, chez Jodorowsky, la pédophilie s’accompagne d’une sorte d’horrifique poésie, offrande oculaire incluse, rime inversée à l’obsession buñuelienne des aveugles mauvais, le christ à cran d’arrêt de Viridiana (1961) remplacé ici par un revolver crucifix. Sa scatologie adoucit celle prochaine de Pasolini, parmi d’autres salauds à Salò, sa nouvelle Marie-Madeleine se voit flanquée d’un singe à la Léo Ferré, son cimetière guère austère se fiche des fumistes, des forts et des adeptes du LSD, qui réduisent le Livre des morts tibétain à un trip anodin. Fi de prophétie, le tarot itou comporte une part de jungienne psychanalyse, d’incarnée magie, possibles multiples à la Hermann Hesse, le papa du similaire et différencié Siddhartha, paru cinquante ans avant puis redécouvert en bréviaire à la fin de la planante décennie soixante. Si le feu par définition purifie, sert à incendier de cireuses effigies, le fric aussi, preneur (sur)pris, occasion d’un rire collectif communicatif, on le réentendra en coda, nos personnages de pèlerinage en quête suspecte d’immortalité attablés à la place de pseudo sages, immaculés mannequins bons à rien, La Montagne sacrée ne se brûle au culte, à l’inculte, à l’occulte, met à distance le généreux tumulte, au moyen de travellings panoramiques, de plongées d’aplomb sur des motifs géométriques, de zooms avant et arrière dont le plus spectaculaire s’avère celui du distancié épilogue de l’accessible parabole.
Le périple picaresque et le film
palimpseste se terminent selon une conclusion d’adresse directe. Un brin
brechtien, le démiurge associe dénouement, voire dénuement, et dessillement,
caméra et maya, images et mirages, secte et rêve. « Real life awaits
us » résume-t-il au pied de la fameuse montagne saluée, sinon désacralisée,
aphorisme définitif – à ranger au côté de « possession is the ultimate pain » et
« nothingness is the only reality » – propice à réjouir les Réalistes
terroristes d’eXistenZ (Cronenberg, 1999). Le gourou ne casse son
joujou, le repositionne en perspective, prend du champ, programmatique et
optique, revisite de l’incipit la démystification de tondaison, de
démaquillage sans outrage, de « vérité nue » bienvenue d’une paire
volontaire de Marilyn de pacotille. Puisque toutes les religions répètent que tous
nous survivons et nous décevons au milieu de nos illusions et désillusions, où
retentit le cri de souffrance immense d’un modèle endormi, fissa transformé à
l’infini en christ capitaliste, Jésus, je n’en peux plus, il s’agirait
désormais de s’éveiller, de se réveiller, de cadrer l’équipe, de s’enfouir dans
la ligne de fuite. Poétique et politique, plus trivial qu’expérimental, La
Montagne sacrée in extremis réconcilie avec la vie, sa violence,
son outrance, sa tragi-comédie d’énigme et d’exégèse. L’interprétation rapide que
vous venez d’achever n’engage assurément que son cinéphile signataire,
matérialiste mais pas que terre-à-terre, qui remercie le mélomane ami bien plus
érudit que lui en matière de clairs et obscurs mystères.
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