Dégagez Jean Gabin

 Exils # 74 (23/01/2025)


Ne voir en Miroir (Lamy, 1947) qu’un polar dérisoire revient à négliger Gabin, dont ce film méconnu et mésestimé, représentatif de la fameuse « qualité française » qui horrifiait Truffaut and Co., relève en réalité de l’autobiographie en effet reflétée, de l’autofiction de saison. À l’instar des Misérables (Le Chanois, 1958), il s’agit de l’histoire entre gloire et désespoir d’un homme aux deux noms, deux visages, deux classes sociales. Si le voleur Valjean devenait le bien-aimé Monsieur Madeleine, l’anar Miroir se (g)lisse en Lussac, de la même manière que l’anonyme Moncorgé engendra un certain Gabin. Chef d’entreprise expéditif et taulier costumé d’une boîte de nuit/casino pas réglo, l’ex-ultragauchiste, aux prises avec la police en compagnie d’un complice pendant un court retour en arrière explicatif, se réinvente vite en « aventurier » d’une vie dédoublée, aux doubles et troubles activités. Tandis que le boss altruiste et cynique donne aux bonnes œuvres de l’Église, le truand fumant doit affronter une mutinerie de « démocratie » du Midi, accents corse et marseillais compris. Ceci ne (lui) suffit et le voici de surcroît en devoir d’assister aux noces moroses de son vrai-faux fils avocat, félin Gélin. Alors que l’épisode provençal lorgne vers Pagnol, Sardou s’y (re)colle, le mariage menace aux messieurs silencieux annonce le moins sérieux et supérieur Les Tontons flingueurs (Lautner, 1963). Notre stakhanoviste sympathique s’apprête en sus à lancer un paquebot appelé Le Pacha, tel l’item homonyme de Lautner en 1968. Hélas, le beau bateau boit la tasse, sabotage outrage des indépendantistes précités, mauvaise nouvelle transmise sotto voce durant l’alliance d’innocence devant le curé, la vertueuse assemblée. « Le passé, c’est fait pour être oublié » philosophe un film qui incarne le contraire, en bonne orthodoxie d’une noire imagerie peu portée sur l’amnésie, mais se lit aussi en récit d’émancipation au carré, en métaphore du sort d’un acteur connu, reconnu, désormais obligé de batailler pour ne pas être oublié, contesté, liquidé, au propre et au figuré.

« L’amour du pays, c’est plus fort que tout » : en Amérique nordiste, Gabin s’emmerda et déprima, malgré la couche et la cuisine de Marlene Dietrich, exil compréhensible au côté de Duvivier, la paire responsable du dispensable L’Imposteur (1942), encore un conte d’identité usurpée, à l’héroïsme propagandiste, l’occasion de larron d’un duo illico avec l’attachante Ida Lupino (La Péniche de l’amour, Mayo, 1942). Au lieu de s’assoupir sous le soleil pacifique d’une Californie à l’abri des incendies, il désirait en découdre, rentrer fissa en France, se confronter à sa souffrance. Il fera cela, résistant plus méritant que le soldat sentimental de La Grande Illusion (Renoir, 1937), engagé de son plein gré sans doute agité par un sentiment de culpabilité autant que par un patriotisme assumé. Revenu et guère bienvenu, à moitié accusé de s’être planqué, Duvivier déversera dans l’individualiste Panique (1946) son dégoût d’un pays peuplé en partie de corbeaux à la Clouzot et de collabos pas uniquement de la Continental, où rien ne bouge et tout se modifie, l’antisémitisme à la sauce Simenon transformé aujourd’hui en clientélisme façon LFI. Dévalué, détrôné, voire déboulonné, Gabin se brade, s’abandonne, s’embourgeoise, reproche de Ruffaut, némésis anarchiste et géniteur de Gélin, gênant témoin à faire taire d’une arme sans états d’âme. Populaire avant-guerre, c’est-à-dire issu d’un milieu dit modeste, interprète du prolétariat ou de romantiques et nostalgiques hors-la-loi, pensez presto au diptyque de La Belle Équipe (Duvivier, 1936) et Pépé le Moko (idem, 1937), étoile nationale capable de remplir les salles de Paris, de la périphérie, prince de la province, Gabin délaisse la jeunesse et la tristesse, le réalisme estampillé poétique du quai embrumé de Mac Orlan & Carné, le réalisme humide et plus intime du morcelé Remorques (Grémillon, 1941). Miroir vomit les miroirs, redoute de s’y (re)voir, d’y constater, passive « vérité », le déclin de la « pureté » des années trépassées. Vampire rescapé du pire, il avance masqué à la Descartes, jusqu’à ce que la mise en scène et mise en abyme se détraque.

Le Lussac de Lamy et le Romand de L’Adversaire de Carrère survivent au sein malsain d’un similaire mystère mortifère. Le second versera vers le familial fait divers, le premier termine au cimetière, tombe dans une tombe, conclusion ironique et prosaïque moins onirique et poétique que le cauchemar de Stewart dans Sueurs froides (Hitchcock, 1958). Comme chez Leone (Le Bon, la Brute et le Truand, 1966), l’épilogue prend place parmi une nécropole, fusillade de funérailles. Le naufrage du Pacha en présage prophétique de celui de son propriétaire accro aux courses hippiques, passion autobiographique, le menteur séducteur, qui se sait et se dit en « sursis », tire sa révérence et auparavant balance ses quatre vérités de prostitution autorisée, institutionnalisée, à sa belle-mère autoritaire, au pedigree d’époux pervers, philanthrope en toc et négrier d’ouvrier, constamment occupée à le recadrer, à l’humilier. Célèbre pour ses colères d’écran, Gabin éructe « Madame Puc » telle une insulte, un « Madame la pute », associe ainsi l’union et le pognon, se rebiffe contre les « caves » du domaine méridional et les capitalistes encanaillés à coup de catch tout sauf féministe, cette espèce à laquelle, en dépit du poli, du vernis, il ne saurait en définitive appartenir, lui rappelle la claire Colette (Mars), chanteuse amoureuse et malheureuse, maîtresse de métrage et amante hors tournage. Miroir se donne à voir en mouroir, en ultime tour de piste sous le signe de la division, de la sécession, de l’exécution, cependant il laisse apercevoir, chrysalide lucide et translucide, le papillon sur le point de s’épanouir au milieu du Milieu de Touchez pas au grisbi (Becker, 1954). En écho à Cocteau (Orphée, 1950), il faut mourir afin de devenir immortel, il faut faire face à la fracture et aux factures, il faut passer de l’autre côté, au risque de s’y caricaturer, d’être vu en vendu, en parvenu, d’être mal accueilli en Normandie, parce que jugé châtelain parisien.

Qu’il le comprenne ou non lorsqu’il tourne à reculons, en impeccable professionnel se faisant une raison, ce requiem pas si concon, Gainsbourg accourt, le destin de Gabin, d’abord marginal, ensuite notable, symbolise en somme celui de l’Hexagone, passé dans les urnes et au ciné de la gauche à la droite, du (vrai) Front populaire de Blum & Auriol au potentat et au patriarcat des de Gaulle & Pompidou. Et pourtant il échappe à la sagacité des observateurs spécialisés, aptes à conspuer les secondes parties de carrière a priori pareillement pépères de Fernandel & Depardieu, la persistance d’un noyau incassable peut-être itou à l’origine de la déprime de l’intéressant intéressé, comme si ce « cador » au scores en or savait mieux que quiconque le prix à payer pour conserver son classement dans une industrie très compétitive de meilleurs ennemis et d’inamicaux amis, la solitude de Lussac, victime médiatique aussitôt délestée du soutien du gratin mondain auquel il serrait la main, lisible en clairvoyante allégorie de la figure sacrificielle et nécessaire du bouc émissaire, à René Girard si chère, plus que jamais d’actualité. Interdit aux moins de seize ans à sa sortie, situé en 1935, donc à l’époque de Stavisky, eh oui, écrit par les sudistes Rim & Ollivier, réalisé par l’assistant de Lacombe sur Martin Roumagnac (1946) et le monteur de Guitry & Bresson, Miroir permet d’entrevoir Martine Carol, assez superbe et brève salariée de Greven, bientôt avec brio l’émouvante anti-héroïne de l’également réflexif et testamentaire Lola Montès (Ophuls, 1955), motif supplémentaire d’exhumer cette psyché, glace et esprit, plutôt plaisante et souvent pertinente.           

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