L’Heure du loup : Sept ans de réflexion
Une âme en peine ? Une œuvre salvatrice.
Après les cartons subjectifs, le clin
d’œil nominatif d’Alma à Persona (1966) et la bande-son méta
du générique de tournage, le début de L’Heure du loup (1968) renverse et retravaille
l’orée de La Prisonnière du désert (Ford, 1956) : Liv Ullmann ouvre
une porte, sort dehors. Sur l’arrière-plan de la maison rurale, du vent à la
Victor Sjöström, elle s’assoit, regarde la caméra, elle se fiche des pommes à
éplucher, des fraises sauvages invisibles à savourer, elle traverse vaillamment
son dense et cependant concis monologue d’exposition au passé, à base de récit
terminé, de bébé programmé, d’insularité désargentée, de compagnon apeuré. Un
fondu au noir efface le témoin guère serein, qui tripatouille son alliance,
avant que le couple ne débarque à bord d’un canot à moteur, à la Charon, que
Max von Sydow ne transfère à terre son matériel de peintre, ne repousse vite l’esquif
mutique. Ils arrivent au sommet d’une colline ensoleillée, déposent la brouette
encombrée, s’étreignent puis pénètrent la chaumière isolée précitée – second fade to black. Il la dessine aussi sec,
assise souriante comme en été, en hiver peu frais, près d’un arbre sombre, son
cou lacté révélé par ses cheveux tressés ; troisième fondu enténébré. À
partir de là, tout va mal pour le modèle et sa muse, homme renfermé habillé en
noir, femme enfantine aux traits attristés en gros plan, toujours sur fond de
vent agitant du linge blanc. Une heure en amont de l’aube, elle coud, fatiguée,
tandis qu’il lui montre des croquis inquiétants, décrits hors-champ, méditez Birdman
de Mo Hayder, remarquez l’allusion à La Flûte enchantée, l’opéra, pas le
film déjà, ils font l’expérience en plan-séquence, en temps réel, à l’unisson du spectateur, de
l’écoulement d’une longue minute, éclairés en clair-obscur
par le virtuose Sven Nykvist. Il s’endort, elle le couche, cinquième nuit de
l’image.
Survient au matin une double
centenaire, ou espiègle sexagénaire, épiphanie à la Visconti, et le fantastique
s’immisce alors dans le métrage tout sauf sage, tendu dès l’introduction
endeuillée. Regarde dans sa sacoche sous le lit, Alma chérie, feuillette son
carnet d’esquisses, lis son journal intime, à tes risques et périls. Seule,
allongée sur les draps, la voici en train de découvrir les souvenirs estivaux de
Borg, maladie récente, pas handicapante, invitation d’un baron à bouffer du
saumon de renom, le proprio de l’ilot admirant l’auteur des tableaux. Ingrid
Thulin, superbe, sensuelle, destinataire de lettre menaçante, surgit durant la
deuxième réminiscence manuscrite, affole l’objectif en zoom avant, se fait fissa défaire dans le dos la fermeture Éclair
de sa courte robe aussi solaire que sa chevelure, que son allure, nymphe pure
de luxure à la suédoise pour ersatz du Penseur de Rodin un brin chafouin. L’Heure
du loup rejoint ainsi La Clé (Brass, 1983), dialogue à
distance, chronologique et géographique, de faits, de fantasmes, de frénésies, sinon
de confessions. Borg rencontre ensuite un psychiatre, escorte drolatique en travellings latéraux symétriques annonciateurs
du Gerry
(2002) de Gus Van Sant. La gifle de l’artiste au supposé expert de la psyché, je
la donne régulièrement sur ce blog à la
psychanalyse, lucrative imposture à peine intellectuelle. Encore en
plan-séquence, revenu au présent, on fait les comptes, triviaux, importuns,
importants, on parle d’une couverture onéreuse et d’une horrible brosse à
dents, de l’anniversaire d’un enfant, on prend le petit-déjeuner, on va manger
chez le fortuné, je sais, comment ? Commencé en rapide travelling circulaire à 360 degrés, le
repas prophétise Festen (Vinterberg, 1998), bombardement de phrases sous lequel
Borg étouffe, desserre son col et sa cravate au-dessus de son assiette de
soupe.
L’humiliation plaisante, nationale, l’amour
au goût du jour, la culpabilité des ruinés, les marmots gardés par l’oncle, Veronica
Vogler évoquée, vague connaissance familiale, une plaisanterie sinistre, renversée
à défaut d’être renversante, infligée à un peintre renommé – sommet d’humour macabre,
marxiste, la scène satirique enquille les panoramiques et les coupes, se
conclut sur les mains moites de Borg au bord de la crise cardiaque, se poursuit
par un spectacle de marionnettes et café s’il vous plaît. Fanny et Alexandre en
contrebande, retour à Mozart, exégèse balèze d’un passage nocturne à propos de
Pamina, méditation sur la métaphysique d’une commande artistique, ensorcelante,
ensorcelée, réponse de Borg en guise d’autoportrait en public, empreint de
compulsion, de monstruosité, de mégalomanie, d’immunité, d’anecdotique de
l’esthétique. Les invités applaudissent son humilité, sa lucidité, vampires
peinturlurés avides de socialité pour victime d’insomnie volontaire. Une
promenade en bordure de champs pas entretenus, dommage, sert de digestif, tant
pis pour le gérontophile porte-jarretelle qui se fait la belle, pour le manque
de baisers regretté, hélas le psy ressasse l’altercation de saison. L’épouse de
l’amphitryon guide Alma & Borg jusqu’à sa chambre, jusqu’à une toile fatale
face à son lit. On ne verra pas le simulacre adoré de la rivale Veronica, pas
celle de Rainer Werner Fassbinder, on assiste au regard sidéré de Liv, dissoute
en fondu enchaîné sur un crépuscule côtier, en ombres chinoises séparées. On
notera que la blonde et la brune portent idem
une marque d’admiration masculine véhémente, cicatrice au sein, à la cuisse,
pourvue de malice, au moins pour les adeptes du féminisme contemporain. Alma interpelle
Johan, se colle à lui, sa face défaite, ventée, presque à contre-jour, raccord
dans l’axe dramatique, plan large d’arbres faméliques.
Le type s’en va vers la bicoque, un autre
fondu au noir intervient, le titre du film arrive à nouveau : Vargtimmen,
remarquable césure temporelle et tonale au mitan du métrage. Johan nous
explicite ceci, sens de l’expression ancienne, heure des naissances, des morts,
des cauchemars. Il allume des allumettes en série, les consume auprès d’Alma
elle-même consumée par la veille, par son rôle de vaine vigie. Musique
bruitiste pour exhumation d’une éducation à la dure, placard panique à la
Stephen King + coup de canne sur le cul à la Dickens inclus. Von Sydow navigue
en virtuose au sein du silence de son océan désolant, voix évocatrice plus tard
récupérée par Lars von Trier pour l’hypnose méta de Europa (1991) et ses
loups-garous à l’heure de la peur. Dans Le Septième Sceau (1957), Max
médiéval défiait la Mort aux échecs. Ici, il caresse de façon bouleversante,
puissante, le visage livide de Liv, illuminé par une bougie, miné par
l’épuisement et le mal de dos, songeuse sur la mer sans cesse en mouvement. Tu
te souviens de ma morsure de serpent ? Zoom
avant sur la face de Miss Ullmann et
la pêche passée en compagnie d’un minot en maillot, dépourvue de moulinet, ligne enroulée, cordes anxiogènes ad hoc,
séquence muette hors le cri du petit, à la fois pédophile et pédophobe, se
transforme en infanticide fictif, irréfutable, avec lutte adulte, crâne
fracassé, noyé aux allures de Méduse. Dépassé, le plan à trois de Persona,
planté, le duel paternel de Shining (Kubrick, 1980), certes en
mode maritime. Quatre fondus enchaînés sur fond d’horloge, une porte fermée,
vérifiée, lorsque résonnent sur l’huis les coups du psy relou, qui semble bien
s’amuser en messager mélodramatique et armé des châtelains bons à rien, à part
convier leur prochain.
La tempête approche, itou Veronica,
voilà, voilà. On en apprend davantage sur l’éphémère, adultère, scandaleuse
passion douloureuse, pléonasme, polluée pendant cinq ans de jalousie,
d’espionnage, d’insanité, citation biblique, reconquête du mec officiel et séjour à l’asile en
sus. Johan écoute sa propre prose qui indispose Alma, elle qui ne se résigne
pas, veut rester là, avec et malgré lui, puis il la dirige en metteur en scène,
lève-toi, quitte la table, va vers la porte, il tire dans sa direction trois
coups de pistolet au son trafiqué, il se retrouve aussitôt, rideau, dans un décor royal,
voire religieux, mate la tapisserie picturale, retombe sur la rombière
décolorée, porte son plateau de poulet. La grand-mère perverse lui fait
embrasser son pied, lui révèle où se trouve Veronica, Johan passe par une pièce
aux fenêtres expressionnistes, croise un corbeau à la Poe, il avise un amant de
son amante, accueillant, refroidissant, au courant, travelling avant dans le grand bâtiment dénudé, catacombes mentales
de vaudeville éprouvant. L’homme monte au mur, au plafond, en émule de Fred
Astaire dans Mariage royal (Donen, 1951), justement. La silhouette lisse de
Johan glisse sur la pierre austère. Corinne, la coquine du seigneur insipide,
l’accueille au son d’un clavecin de rupin. On revoit la vieille de Liv, on
devine, avant qu’elle ne se défigure à la glu, qu’elle ne pose ses yeux en
verre dans un verre, bruit de cristal jovial, qu’il s’agit du spectre grotesque
du croquis caché, à elle seule imposé. Le Béla Lugosi de Stockholm se moque gentiment de ses lèvres bleues, venez-vous de grignoter des myrtilles,
paraît un brouillon pas con du Mystery Man de Lost Highway (Lynch, 1997).
Si von Sydow ressemblait jusque-là à un certain Ingmar Bergman, il arbore
désormais les traits maquillés, poudrés, en peignoir, de Donald Sutherland
grimé en Casanova de cire par le funèbre Fellini de 1976.
Un étranger familier, symbole de
l’état amoureux, coupe un couloir rempli d’oiseaux hitchcockiens, entre dans la
chambre de VV, pensez please à
Veronika Voss. « Vous voyez ce que vous voulez voir » le prévient le
magicien taquin, résumé de n’importe quelle séance ou visionnage, relation
quantique du cinéphile à l’œuvre ouverte du film. L’Œuf du serpent (1977)
comportera pareil dénouement heuristique. Que découvre donc in fine, in extremis, notre complice putatif, tourmenté, avatar du Loup
des steppes de Hermann Hesse, piégé à l’insu de son plein gré au creux
du petit théâtre intime de sa cruauté diffractée ? Il découvre évidemment,
littéralement, l’émouvant cadavre de Veronica au milieu d’une morgue immaculée,
il caresse avec tendresse le masque mortuaire de sa chair, ses épaules, ses
seins, ses mains, ses hanches blanches, se pose quelques secondes sur la toison
identique, reprend sur les jambes, les chevilles, les pieds. Illico ressuscitée, Ingrid éclate de
rire, l’embrasse, l’incite, souillé, au propre, au figuré, à ne pas se soucier
de l’obscène assemblée rassemblée, instant de honte ricanante à la Carrie au bal du diable
(De Palma, 1976). Remerciements à genoux du dépassement des limites, de leur
transgression, formulation per se
d’une question fondamentale, banale : une fois le miroir, pas seulement le
mien, fantomatique, cinématographique, brisé, que demeure-t-il, que reflètent
les éclats ? Le petit Grégory délocalisé remontre sa tête immergée, lié à
l’épilogue de coda, en regard caméra. Alma conserve de la trinité balistique découpée au montage une cicatrice
inoffensive au bras. Elle se remémore s’être soignée, avoir lavé le sang, avoir
entendu Johan revenir, soliloquer, délirer, écrire, fuir dans les bois, l’avoir
suivi afin de le protéger. Cadre humide à La Nuit du chasseur (Laughton, 1955),
où le protagoniste s’évapore, succombe à ses cannibales, abandonne sa sacoche.
L’ultime monologue d’Alma nous
questionne droit dans les yeux, paraphe l’influence néfaste de l’harmonie désaccordée
du tandem. Elle-même voit des
fantômes, adopte la perspective de l’absent. Elle se tait, elle ne termine pas
ni ne rassure, s’interrompt parmi ses pensées formulées, adressées au-delà des
révolutions bourgeoises, des pavés parisiens, des nouvelles vagues éventées, des décennies parties, comme
jamais existées. Ceux que nous aimons, que nous blessons, que nous perdons, il
en persiste une présence, une conscience, un parfum, une filmographie. Film
d’amour et film de folie, L’Heure du loup ne se prête pas à
l’interprétation psychobiographique, au sermon critique infligé à un fils de
pasteur traumatisé, résilient, Dieu merci, ne saurait se réduire à une thérapie
audiovisuelle consensuelle, hermétique, ésotérique. Ange gardien et personne
totale, apparemment pas atteinte par un manque crucial, platonicien, un désir
obsédant, une épouvante étouffante, Alma ne parvient point à sauver l’âme de
Johan, et la nôtre, disons qu’elle se damne au quotidien, tu le sais bien,
lecteur de malheur, lectrice fumiste. Mais d’une certaine manière le cinéma se
rédime lui-même avec de tels opus
suprêmes, simples et complexes, clairvoyants et envoûtants, forts et fragiles,
démocratiques et aristocratiques. Je viens de (vous) le décrire au plus près de
ma sensibilité, de mon optique en 2018. Il vous revient d’y entrer à votre
tour, quitte à ne plus en sortir, mon (dés)amour, car le vrai ciné s’apparente
à ça, une sorcière mise à nu des hommes, des femmes, un voyage intérieur envasé de
non-dits, de terreur(s), de beauté troublante et de lumière douce-amère. Quant
au visage de Liv, abstrait, incarné, maternel, immortel, exit le bis superflu d’un
générique final, il nous hantera longtemps, assurément.
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