Crimes dans l’extase : Et mourir de plaisir
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jess
Franco.
Mélodrame hédoniste, Crimes
dans l’extase (1971) se souvient de La mariée était en noir
(1968) et immortalise la regrettée Soledad Miranda au sommet de sa beauté, de
son intensité. Film d’amour, de mort, c’est-à-dire film au bord de la mer,
élément tarkovskien à l’unisson des étreintes, des décès, ce métrage à
l’intitulé sadien explicite, relisez Les Crimes de l’amour, accompagne
une femme « normale » rendue criminelle par une excommunication
suivie d’un suicide, ainsi que le résume avec justesse et justice le policier
de service, incarné par le malicieux Horst Tappert, sur le point de se déguiser
en Derrick, flic sociologique. Davantage qu’une apologie de l’orgie, il s’agit
d’une œuvre sur la folie et la mélancolie, sinon la nécrophilie, dont la
dimension sentimentale et morbide s’inscrit dans la culture allemande, au-delà
du hasard de la co-production espagnole et du doublage inspiré de Renate
Küster, speakerine fassbinderienne du Diabolique Docteur Mabuse (Fritz Lang,
1960). Mais ici, point de Wagner ni de Tristan und Isolde, plutôt les époux
Johnson et les morceaux érotiques/exotiques de Manfred Hübler & Siegfried
Schwab. Quand l’émotion et la déraison dominent, Bruno Nicolai se fait
entendre, détenteur d’un lyrisme presque morriconesque. Si seule, Soledad isole
sur son île ses victimes et use de leur sexualité pour les punir de leur péché
en partage, n’avoir pas su comprendre que son mari, émule altruiste de Mengele,
ne visait que l’amélioration de l’humanité, quitte à tripatouiller des animaux
et des embryons, bon. Masochisme, saphisme, timidité, fidélité, autant de
pratiques et d’états, d’émois, mis à profit en vue de leur perte, tandis que la
cruauté supérieure revient à occire la propre femme de Donen, Franco en
outre-caméo, lunettes et bouc piqués à Tim Burton, à le ligoter face au lit, à
l’émasculer lui aussi.
Si le Stanley homonyme nous faisait
chanter-danser sous la pluie, l’admirable Soledad nous incite jusqu’à son
patronyme à la regarder, à nous mirer en elle-même, à reconnaître sous ses
perruques multiples non pas un éternel féminin, tant pis pour Goethe, bel et
bien une actrice de talent, au futur réduit à néant, à l’instar de sa persona. Les seins, les fesses, le pubis
dense de Soledad, tout ceci attisera les adolescents, ou pas, puisque la Toile
propose des intimités illimitées, des corps corsés, pourtant rien ne saurait
renverser autant que ses narines frémissantes, signe gracieux de la qualité de
son jeu. Jeanne Moreau + François Truffaut ou Mademoiselle Miranda par Jess
Franco ? Pourquoi choisir, pourquoi ne pas voir que Crimes dans l’extase,
vrai-faux prolongement pragmatique de Vampyros Lesbos, s’avère itou un
grand petit film méta ? Sidéré par sa muse, Jess lui adresse via la caméra une lettre amoureuse,
joueuse (ce sourire innocent près de la vitrine sinistre, le verre de xérès
placé juste devant l’objectif occulte la bise entre filles), solaire et funéraire.
Ange exterminateur plus proche de Jean Rollin que d’Agatha Christie, la veuve
se souvient, n’oublie ni ne pardonne rien, puis, une fois sa vengeance
accomplie, son opération de soustraction(s) menée à terme, elle en termine avec
la vie, elle roule au côté d’un mort assis à la place bien nommée du mort, elle
se jette au creux de rochers peut-être ouverts sur l’éternité. Ces
retrouvailles à la saveur de funérailles prirent, on le sait, une valeur de
prophétie, Soledad Miranda succombant peu après dans un accident automobile. Désolons-nous
de sa perte, même avec moins de noire énergie que son personnage, et cependant
réjouissons-nous de la revoir, de la retrouver, de caresser avec l’œil sa peau
douce, telle celle de Françoise Dorléac, pas que chez Truffaut, loin s’en faut,
autre fée éphémère trucidée sur le bitume.
Pour Crimes dans l’extase,
Soledad se reflète au miroir d’une chambre, d’une glace d’hôtel ou d’un hublot
de resto, elle tient du mirage, elle rumine un outrage, elle retourne le statut
de la sorcière jugée, condamnée, brûlée vive par des salauds, à Salem ou
n’importe où. Les quatre membres du comité d’éthique, molto fanatique, chacun
lesté de son misérable secret, de sa morale à deux balles, de sa bonne
conscience médiatique, rendue publique, Madame va leur donner une leçon
mémorable, les tenter, les attirer, les tuer au couteau, au coussin
transparent, cri silencieux à la Munch relu par le design des seventies, à
la paire de ciseaux hitchcockienne, revoyez Le crime était presque parfait
(1954), arme à double usage qui servira encore au-dessous de la ceinture, et le
réalisateur mourra deux fois, privé de sa chère et tendre, privé de ses jours,
par son modèle guère bressonien, par son égérie reprenant le pouvoir,
l’immobilisant en rime au traitement Ludovico du contemporain Orange
mécanique, afin qu’il voie de ses yeux grands ouverts, déjà fermés,
qu’elle figure de tout son corps désirable la Mort véritable, que le spectacle
s’achève maintenant, que l’ultime mise en scène relève de l’orgasme transformé
en meurtre. Je ne crois pas que la démarche de Jess Franco se réduise à du
masochisme (ou à du manichéisme), je préfère penser qu’elle souligne sa générosité,
sa tendresse à l’égard d’une jeune femme amusante (ah, ce soutien-gorge en
métal riquiqui à la Paco Rabanne), captivante, émouvante. Les femmes mortes, le
cinéma ne connaît que ça, il les magnifie par mauvaise conscience, parce qu’il
vole leur souffle et leur âme aussitôt qu’elles osent se positionner,
narcissiques, au milieu du cadre tombal de l’écran spectral. Pour une fois,
Galatée plante Pygmalion et ce geste s’interprète en indépendance absolue, pas
en ressentiment féministe.
Soledad savait que Franco ne la
filmait pas de manière mercantile, qu’il mettait en valeur sa nudité sans
négliger son intériorité, que l’élégance bleutée du contre-jour durant l’amour
ou la trivialité livide du désamour a
priori prostitué ne versaient à aucune seconde dans l’exploitation,
l’amateurisme, l’onanisme de mec abject. Paupérisé, bricolé, à brader, à
ricaner, le ciné de Jess ? Pas pour Crimes dans l’extase, en tout cas,
pas dans les items cités à l’occasion
du texte sur Vampyros Lesbos. Voici soixante-dix-sept minutes de direction
(du regard), de sensations, d’abstraction, de réflexions. Voilà un cinéma du trauma et de la joie, charnel et mortel,
un jeu de massacre conçu à la façon d’un sacre, celui d’une actrice précise et,
sur un horizon élargi, celui de la fascination (Rollin, bis) qu’une femme brillante et brillamment filmée parvient à
engendrer. La côte hispanique, estivale, se mue en cimetière fatal et la femme
fatale, pour elle-même et ses adversaires, réside dans une « maison
onirique », beau boulot de l’architecte Ricardo Bofill, natif de
Barcelone, n’en finit pas de descendre en plusieurs coupes l’escalier du (dernier)
rivage. Sorte d’Annabel Lee bientôt en bas résille et pantalon en soie, Soledad
regarde, raconte, exécute, fait la culbute, et le conte nous apprend que l’on
ne joue pas les faucheuses bienheureuses, que le prix à payer dans la dite vraie
vie ne se marchande pas. Tout film constitue un rendez-vous à Samarcande, qu’il
traite d’extase ou d’agonie, qu’il illustre la petite mort ou la grande. Les
innombrables zooms avant et arrière,
marotte de Visconti à Venise, matérialisent cette attraction-répulsion
fondamentale et fondatrice, créatrice et destructrice. Je te filme, je t’aime,
j’aime te filmer, je t’aime à te faire te dépasser, à trépasser sur les images
de funeste présage.
Dépourvue de prénom, Mrs. Johnson
rappelle Madame de Winter (Rebecca, 1940), pareillement piégée
par un passif qui ne passe pas. Lorsqu’elle embrasse ses proies, Soledad
Miranda se remémore les baisers de son chéri très tourmenté, en montage
alterné, tressé, du présent et du passé, en écho aux travaux sur le temps
subjectif d’un Nicolas Roeg. Elle tue en extase, personnalisent le titre natif et sa traduction internationale, elle décime un casting convaincant, composé d’Ewa Stroemberg, Jess Franco, Paul Müller,
Howard Vernon, elle survit au valeureux Fred Williams, aperçu chez Fellini ou
Comencini, elle dissipe des souvenirs de ciné, des gens doués, aimables, pas
invités à Cannes. Je n’aime pas ce cinéma-là par principe, par perspective
marxiste, par aveuglement partisan, je l’apprécie et je le situe assez haut
parce qu’il se caractérise par sa singularité, sa sincérité, son courage à la
fois au cœur et à contre-courant des conventions-préoccupations commerciales.
Mercenaire et visionnaire, donc cinéaste, donc réalisateur à des années-lumière
des poseurs, des usurpateurs, des Auteurs, Franco prend le fric et applique sa
tactique psychotique. Artur Brauner, producteur émérite, estimable, frisa la
crise cardiaque et toutefois Crimes dans l’extase ne vieillit
pas, ou embellit avec les décennies. Film fragile et subtil, linéaire et
exemplaire, film fou façonné par une raison irréfutable, parfois remarquable,
remarquez la composition surcadrée lors de la rencontre à côté de l’église, le
court travelling avant s’approchant
de la mariée endeuillée, du médecin séduit, remarquez l’immobilité de la caméra
d’abord à distance lors de la scène lesbienne, l’ouvrage hors des âges et daté,
ancré dans l’immortalité, bénéficie des apports importants de la monteuse
Clarissa Ambach, itou au poste sur Eugénie de Sade (1970), du directeur
de la photographie Manuel Merino (Les Nuits de Dracula en 1970
puis Vampyros
Lesbos + Eugénie).
Soledad Miranda se rebaptise Susann
Korda et Jess Franco se dissimule sous le pseudonyme de Frank Hollmann alors
que personne ne se méprend un instant sur l’identité du style (de jeu, de
réalisation), sur la nature musicale de l’opus,
motif unique, mutique, magique, même thème (t’aime) décliné en requiem ensoleillé. Quelques pépites à
parcourir : une cape violette ventée ; Soledad baise le torse de
l’alité, descend sous le ceinturon inerte ; elle lit en anglais Une
petite ville en Allemagne de John le Carré, roman mémoriel en partie
consacré à un ancien nazi reconverti en industriel ; une veine frontale,
monstrueuse, plus obscène que l’origine du monde picturale, terminale ;
une poignardeuse poignante, affolée, lovée sur un canapé dans l’obscurité, son
visage éclairé en clair-obscur ; un cadavre de mariage égorgé, immaculé, auprès
d’un fauteuil royal renversé ; un suicide dédoublé, au crépuscule, précipité,
Horst et ses hommes aussitôt sur place… Et une curiosité sonore, puisque
Martine Sarcey, voix française d’Audrey Hepburn ou Elizabeth Montgomery, Luce
de L’important
c’est d’aimer (Andrzej Żuławski, 1975), MILF de L’Hôtel de la plage
(Michel Lang, 1978), prête son timbre doux à Soledad spoliée de son gosier. En
VO, celle-ci se dit « en exil », en VF, elle s’amuse de la jalousie
de son scientifique. En VO, un mort cause des morts, en VF, derniers mots (mot
de la fin) de l’inspecteur, l’odyssée sanglante de la tueuse en série tout sauf clémente et sa disparition en coda s’apparentent à un sommet de romantisme,
teuton ou non, une « preuve d’amour » irrecevable et suprême.
Acceptez de visionner désormais, en été, Crimes dans l’extase, car ravi ou
réservé, vous tiendrez à votre tour compagnie à Franco point falot, facho,
surtout à Soledad Miranda, némésis sensuelle et défunte vivante à vite décrire,
à saluer, à célébrer.
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