Alouettes, le fil à la patte : Papa est en voyage d’affaires
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Jiří
Menzel.
Drôle et tendre, cette satire disons
sidérurgique entrecroise ersatz de STO et love
stories. Elle remémore Affreux,
sales et méchants (Scola, 1976) ou Street Trash (Munro, 1987), mais bye-bye au bidonville excessif, exit la casse auto scato : Alouettes,
le fil à la patte (1969) se déroule sur une petite partie tristounette,
dédiée au tri métallique, d’un complexe industriel parcouru en incipit, à cartons contextuels, par un
panoramique gauche-droite puis un travelling
avant surplombant, la caméra imaginée suspendue à la manière d’une berline
usitée aussi, registre certes différencié, par le guilleret Damnation
(1988) de Béla Tarr. Ici bossent des bourgeois et travaillent des fugitives,
séparation des sexes guère inflexible, merci au gardien prénommé Ange, ange
gardien mari d’une Gitane amusée par le cadeau du confort moderne d’un
appartement, lui préférant le sommet d’une armoire avec oreillers, le feu de
bois de mobilier, le lit au sol, enfin ensemble. La nuit, nos bosseurs forcés,
en grève improvisée, pas de respect de la norme modifiée du plan quinquennal,
on refuse de produire plus, matent les belles et souriantes prisonnières se
sachant observées, seins nus espiègles, à travers une palissade adéquate, au
risque d’écoper de six mois supplémentaires. Et l’ex-professeur de philosophie à lunettes de tomber aussitôt au creux
d’un trou merdique, sinon merdeux, lecteur de Kant rattrapé par le principe organique
de réalité freudien, quatuor majeur sémite
en option, le papa psy rejoint par Jésus, Marx et Einstein. Ailleurs, à
l’écart, trop tard, une ouvrière caresse les mains d’un compagnon pas con, le
complimente sur ses yeux, l’étreint. Plus tard, presque à la fin, le
syndicaliste en chef dévoile le contenu de son cuvier – une adolescente
itinérante, sédentarisée, dénudée par décret, le communisme se souciant itou
d’hygiénisme, surtout s’il satisfait l’innocente salacité des autorités.
La scène, de surcroît aujourd’hui, vade retro
pédophilie, pourrait mettre mal à l’aise, heureusement la mousse dissimule la
mineure et le cinéaste esquisse, ne souligne pas. Film politique et poétique,
lucide et ludique, Alouettes, le fil à la patte se suit avec un sourire constant,
arbore une candeur adulte, comme Mon cher petit village (1985), salué
l’an dernier par mes soins. On y retrouve, de façon rétrospective, une
semblable communauté de poche, une similaire vision du monde et du cinéma.
L’action se déroule en 1948, date de rédaction de 1984, et le film attendra
deux décennies, suite à la chute d’un certain mur teuton, pièce de domino coco,
avant d’être visible à l’Est. Ainsi censuré, récompensé à Berlin, le métrage
d’un autre âge persiste à séduire en 2018, à une époque de capitalisme
mondialisé, y compris parmi des pays supposés rouges, Russie de Poutine ou
États d’Asie. Le PC ne l’apprécia pas, pourtant chacun peut désormais le
découvrir et l’aimer, notamment en replay.
Réalisateur de regard et de cœur, Menzel sait animer, immortaliser, sa mini
collectivité, son simulacre de kolkhoze point morose, au contraire, camarade.
Fable fréquentable sur la liberté, la solidarité, le désir et le dépassement du
pire, Alouettes, le fil à la patte n’oublie jamais de portraiturer
des personnages, sans s’appesantir, sans les transformer en fétiches
idéologiques. Peu porté sur le manichéisme, notre cinéaste chronique un
agréable malheur, démontre, dépourvu de discours démonstratif, la résilience
stimulante des anciens estampillés oppresseurs, à présent placides opprimés.
Maître d’un humour qui à aucun moment ne méprise, qui à chaque plan et
situation humanise, Menzel émeut également, je pense à la mère de Pavel
Astrologue, petite vieille épuisée par sa tâche charbonnée, vite couchée, tant
pis pour l’assiette brisée, la belle-mère substituée, le repas extra, métonymie
aboutie d’un casting collégial
irréprochable.
En quatre-vingt-dix minutes concises
et denses, il parvient à dépeindre un groupe, à l’individualiser, à vaincre par
conséquent le collectivisme imposé. La dictature soviétique, on le sait, se
caractérisait à la fois par l’atomisation du citoyen et le culte de la
personnalité supérieure ; le totalitarisme démocratique, on le constate,
pas uniquement au quotidien macronisé, associe individualisme assumé, hiérarchie
horizontale. Au-dessus de la masse patiente se tient la classe dirigeante, à
côté du tribalisme des réseaux sociaux se tait, satisfaite, la caste aux
manettes. Ce modèle libéral n’affiche rien de neuf, il remonte à loin, il
s’exporte bien, et Alouettes, le fil à la patte prouve que la petitesse du pouvoir
ne possède pas de nationalité élective, exclusive, qu’elle sévit n’importe où,
qu’elle souhaite se mettre en scène, au miroir déformé des alouettes ligotées, séquence
méta en sus, aquarium en écho connoté
+ poster prolétaire inclus, message
anti-étasunien serein, que l’on peut la combattre avec sa grandeur
sentimentale, triviale, culturelle, fraternelle. Ni stalag ni goulag, moins encore
colonie pénitentiaire à la Kafka, ce périmètre minoré, millimétré, de la Tchécoslovaquie
de jadis ressemble plutôt à une utopie imparfaite, un renversement
révolutionnaire avorté, un collectif abusif et festif. Jiří Menzel réussit tout
ce qu’il saisit, exposition-présentation de saison, noces musicales et
jalouses, costume marin pour fils réveillé de menuisier imbibé, sortie à la
grue d’une institutrice fasciste se servant de ce vocable injurieux, ironique,
à l’encontre des pauvres diables aimables, visite en ville d’une huile sénile.
Bien sûr, il dispose du matériau romanesque de Bohumil Hrabal, gloire littéraire
locale, logiquement accusé de pornographie, pardi, et cependant Alouettes,
le fil à la patte ne relève en rien de l’illustration scolaire, du pensum allégorique pour critique
occidental effarouché par le marxisme appliqué, ou sa caricature impure.
La programmation, la disponibilité,
font dialoguer ce titre et celui du compatriote Miloš Forman, à savoir Aufeu, les pompiers ! (1967). Outre une disparité de styles, le ton
les distingue, le futur auteur de Vol au-dessus d’un nid de coucou
(1975), Hair (1979) et Amadeus (1984) davantage adepte du
sarcasme, de l’accumulation, du portrait à charge et de la boucle bouclée, en
l’occurrence une hache offerte, dérobée. Menzel choisit de terminer sa
cartographie d’euphorie par une coda dépressive a priori, Pavel envoyé à la mine rejoindre ses comparses osant questionner
avec nostalgie l’ordre inique des égalitaristes, en réalité stériles
successeurs d’inégalité(s), spoliateurs à slogans
marrants, à l’instar des porcs beaux parleurs de La Ferme des animaux,
Orwell again. L’ascenseur s’enfonce
dans des entrailles de funérailles à la Germinal et toutefois telle fin nous
va, parce que nous savons que le protagoniste se sait aimé, littéralement
illuminé par sa femme, jeune épouse auparavant détenue déçue, au bonheur doublement
retardé, différé, en secondes ou années. Le drame radical, la désespérance de
bienséance, le conservatisme déguisé en pose doloriste, Menzel délaisse ça aux
aisés oisifs, aux fonctionnaires de la contestation, aux dindons à millions,
citons Vincent Lindon. Il ne dénonce pas, il conte, il ne pactise pas, il
démonte, les arrangements, les machines à écrire et accessoirement les crucifix.
S’il fallait lui trouver une équivalence quelconque en nos contrées, au-delà
des correspondances relevées dans mon texte précédent, je dirais Robert
Guédiguian, reflet inversé, situé à gauche, situé au Sud. Même ses partisans
purent parfois déplorer sa naïveté, alors qu’il s’agit, comme chez Jiří, d’un
refus délibéré de sacrifier aux conventions précitées, de peindre en noir un
ciel déjà sombre, d’une volonté d’opter pour le soleil solidaire, intériorisé, au
lieu se couvrir le crâne et la rétine de cendres complaisantes.
Ode à la douce détermination, appel à
la nationale réunification, Alouettes, le fil à la patte inclut
saxophone hédoniste et polkas propagandistes, rééducation et refondation, des
hommes, des films, courage d’une logeuse et course à pied commentée, amants
alpagués, silhouettes au pochoir et bague d’échauffourée. L’opus choral, pas syndical, s’achève sur
un ultime sourire, celui de Pavel, l’étranger intégré marié à la vérité, les
yeux levés vers elle, vers la chair de sa chère, tandis qu’il descend un tunnel
utérin, accompagné par la naissance à la Sisyphe du prof retrouvé, tout sauf
enterré. Au pays de l’impossible, des possibles, le désespoir disparaît, la
musique symphonique de Jirí Sust résonne, s’élance en direction de la lumière
se réduisant, du spectateur décalé en Occident – il faut continuer à exister, à
croire, à prendre de la distance, à se rapprocher, à faire/rédiger du ciné,
allez.
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