The Intruder : Do the Right Thing
On abolit le Missouri de Minnelli, on révère ce nouveau Cramer contre
Cramer.
Adam Cramer maudit les Noirs, les
Juifs, les communistes, a fortiori moscovites.
Ce VRP en costume immaculé de la haine colorée, orientée, se déteste surtout
lui-même et un second camelot, spécialiste des stylos exagéré, cocufié, cru
armé, finira par le démasquer, le confronter à sa lâcheté, à son vide intime.
Venu seul au sein du Sud, notre étrange étranger guère camusien, quoique, en
repartira idem, esseulé en plongé à
l’ultime plan. Porté par un William Shatner presque débutant, à la fois
réjouissant et impressionnant, détestable et pitoyable, à des années-lumière du
capitaine xénophile de l’Enterprise, The Intruder (1962) relève autant de
l’étude de caractère que de mœurs, dépeint un individu et cartographie un pays,
évacue la sociologie en surplomb au profit d’une philosophie en action(s).
Flanqué de son frère Gene à la production, Roger Corman ne dénonce pas, il
accompagne, ne désespère point, il revigore. Contrairement à l’antiracisme bon
teint, le métrage oublie de se soumettre au message, préfère l’expressionnisme
au didactisme, comporte des personnages et non des types, des porte-manteaux
d’idéaux falots, le doigt sur la couture du pantalon du politiquement correct
abject. Corman se moque du manichéisme, de l’angélisme, des clichés mais pas du
ciné : au lieu d’être un sermon en matière de droits civiques, The
Intruder constitue à chaque plan, à chaque instant, une leçon de
cinéma. Davantage qu’avec le bien-pensant, larmoyant et synchrone Du
silence et des ombres de Robert Mulligan, il dialogue avec Furie
(Lang, 1936), La Soif du mal (Welles, 1958) et Shock Corridor (Fuller,
1963). Contre-plongées ironiques ou iconiques, travellings tendus, panoramiques hypnotiques, le cinéaste use en
virtuose de sa caméra, il signe deux séquences muettes admirables, celle de la
marche diurne des lycéens désormais officiellement « intégrés », scandée
par des cordes de galère à la Ben-Hur, celle de la parade nocturne
motorisée des klowns à kagoule laktée du KKK, leur grande kroix à la kon
aussitôt plantée, incendiée, en bordure de la petite ville trop tranquille.
Cramer le conducteur, l’instigateur,
mate le spectacle depuis la chambre d’hôtel du représentant absent, il en
apprécie et souligne la « dimension dramatique » au côté de l’épouse
délaissée, lassée, lucide, elle aussi originaire de Los Angeles, qu’il
s’apprête à culbuter à l’insu de son plein gré, nymphomane diagnostiquée, lumière
coupée, peignoir baissé. Auparavant, le Casanova de province emballait la
juvénile employée du drugstore,
détournement de mineure bientôt instrumentalisée en fausse défense de son
papounet, rédacteur en chef du journal local alité à l’hôpital pour avoir
escorté les « négros ». Le père perdra un œil, y verra plus clair,
paiera d’un tabassage son courage. Là encore, Corman ne filme pas un héros, il
portraiture un légaliste transformé en antiségrégationniste, un citoyen lambda
dessillé par l’arrivée de l’intrus, catalyseur d’ancienne rancœur et
d’aristocratie du cœur. La guerre de Sécession achevée, perdue, on ne brûle
plus les travailleurs des champs aperçus à travers l’autocar liminaire, on se contente de les attacher à une balançoire
scolaire, ersatz de lynchage risible et rieur. Si le tabou des amours dites interraciales
– catégorie du X contemporain de facto
progressiste, y compris dans son apparent sexisme ethnicisé – demeure, cf. le
fantasme (et l’accusation-manipulation) de viol naguère immortalisé par le
Griffith de Naissance d’une nation, si le ghetto persiste, esquissé sans
une once de misérabilisme, si l’hospitalité sudiste traditionnelle se mâtine
d’un racisme hérité, normalisé, la logeuse reprochant à son fainéant de mari
d’avoir dans les veines du sang sombre, les temps changent, la morale se
modifie (évolution de la femme du journaliste), les classées communautés
communiquent, tant pis pour la gifle blessante du « dictateur » in fine
effondré, détrompé.
Un film sur le racisme, le
provincialisme, la paranoïa, The Intruder ? Bien sûr, et
cependant pas que cela, car une œuvre modeste et majeure sur le pouvoir, sur la
foule, sur le mensonge. Tribun habité, westerner
de mélodrame rural, Cramer se rêve en descendant emprisonné (pour cause de
troubles automobiles en famille, d’attentat ecclésiastique meurtrier) de
Socrate, Lénine, Hitler, alors que le révulse la vraie violence, alors que ses
conquêtes suspectes dissimulent à peine une absence de virilité inguérissable.
Premier et dernier des hommes, cramé par ses démons à domicile, Adam Cramer
ressemble à Sisyphe relooké par Elmer Gantry le charlatan (Brooks,
1960). Comme tous les fascistes, il fonctionne au culte de la force, il ne
dispose que d’un tas de faiblesse. Cette faille fondamentale le rédime in extremis, lui évite de devenir un
parfait salaud, un Lucifer de roman-photo. Ici et ailleurs, The
Intruder rejoint donc La Nuit du chasseur (Laughton, 1955).
Cramer se réclame de l’organisation Patrick Henry, se glisse dans des lits
vierge ou déjà pris, paraît gouverner une collectivité, avant de découvrir sa
solitude ontologique, tragique, anti-héroïque, avant de comprendre qu’il ne
dirige rien, pas même le patelin peuplés de coupables fréquentables, de
quelques individualités garantes d’équité, d’intégrité. On sait que Corman
perdit de l’argent avec ce titre atypique, jugé par lui-même et à raison « important »,
qu’il en gagna ensuite, une quarantaine d’années après, via sa distribution-résurrection par le BFI (je renvoie vers ses
souvenirs savoureux en VO), et l’ouvrage peut en outre s’interpréter en
allégorie sur le capitalisme US, bataille à distance de deux vendeurs réunis
par la coda-agora.
L’éducation ou la rumination ? La
sauvagerie ou la justice ? La discorde ou la concorde ? Le
renforcement des (supposées) différences ou leur enrichissement mutuel ?
Les USA du début des sixties se
posaient pareilles questions, hésitaient sur le produit à faire prospérer ;
en 2018, on connaît la suite, Obama ou pas. Doté de l’acuité d’un Carpenter,
Corman immerge dès le générique le spectateur à l’intérieur de sa moralité
nuancée, adulte, rageuse et généreuse. Ni juge ni curé, il observe en
scientifique et frémit en artiste. La réussite cinématographique de ce film
politique (pardon du pléonasme) lui revient de plein droit et pourtant nous
voici au cinéma, art collectif de singularités diffractées, alors citons
volontiers les noms (les apports) du compositeur Herman Stein, du directeur de
la photographie Taylor Byars, du scénariste/romancier/nouvelliste Charles
Beaumont, contributeur de La Quatrième Dimension et proviseur
d’occasion, des actrices Jeanne Cooper & Beverly Lunsford, des acteurs Charles
Barnes, Robert Emhardt, Leo Gordon, Frank Maxwell. Tourné sur place, à
l’arrache, avec un scénario déguisé, pasteurisé, The Intruder mérite très
largement sa redécouverte, son exhumation estivale, en ligne ou en salles, pour
toutes les raisons supra, de surcroît
parce qu’il conserve sa beauté, son intensité, sa clairvoyance et sa souffrance
(celle des perdants, peu importe la couleur de leur peau). Quatre ans après le
surprenant et plaisant A Bucket of Blood, cinquante-cinq
avant sa master class marseillaise,
Roger Corman réalise un chef-d’œuvre de poche, 83 minutes au compteur, un opus âpre et tendre, une radiographie du
passé en partie toujours d’actualité, exemplaire de la psyché étasunienne et
toutefois transposable partout. Western
existentiel, sinon existentialiste, et fable physique, faustienne, The
Intruder brille en soleil noir superbe, stimulant, nous éclairant sur
le présent et notre part de ténèbres éternelle, partagée, invasive et innée.
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