Dans ses yeux : Le Juge et l’Assassin
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Juan
José Campanella.
Trois faux départs – le premier
pathétique, le deuxième sentimental, le troisième horrifique – puis trois fins
disons heureuses, secret assourdi, fleurs funèbres, aveu radieux – avec une
césure médiane et une scène de rail retravaillée : Dans ses yeux (2009) aime
la symétrie, pratique le parallélisme, se penche sur les correspondances à
distance. Si la structure schizophrène tresse le roman à la réalité, précisons
celle du récit, donnée pour telle, il ne s’agit pas, contrairement au Festin
nu (Cronenberg, 1991), de
présenter une réflexion en action(s) sur la création parmi une perspective
existentielle, sinon existentialiste, plutôt de refléter le passé au miroir du
présent, lui-même déjà daté, et inversement, seconde chance en latence,
bouilloire de liaison incluse. Obsédé par une affaire sordide, le greffier Espósito
s’improvise donc romancier, auteur de polars sur le tard. Obsédé par sa
supérieure, héritière et universitaire, il mettra plusieurs années avant de lui
déclarer ses sentiments charmants, réciproques, je ferme la porte de
l’entretien privé, j’ouvre l’œuvre sur le mariage divorcé. Comme tout ceci se
déroule durant deux décennies, 70 et 90, en Argentine, l’arrière-plan implique
évidemment une certaine Isabel Martínez de Perón, du terrorisme étatique, des
guérilleros gauchistes dénoncés par des psychotiques lubriques et des lois
d’amnistie pour hors-la-loi arrêté, écroué, libéré, in extremis puni. Au pays du péronisme, comment rendre la justice,
entre pragmatisme et ressentiment, persévérance et blanchiment, mensonges et
dévoilement ? Au pays des disparitions de saison, des innombrables sans
nom, comment concilier souvenir et avenir, mémoire à vif et nouveau départ, travail
de deuil et enquête obsolète, quasiment anachronique ?
Dans ses yeux répond à sa façon, pas la meilleure,
pas la plus inspirée, un peu trop propre et oscarisable, d’ailleurs oscarisée.
Porté par une distribution irréprochable – Soledad Villamil évoque autant Anna
Galiena que Chiara Mastroianni, Pablo Rago possède des faux airs de Charles
Denner –, l’opus scénarisé par
l’écrivain Eduardo Sacheri pâtit de son classicisme de téléfilm de luxe, aux
surcadrages carcéraux en Scope assez scolaires, aux champs-contrechamps
constants, aux personnages certes attachants et cependant très superficiels,
dépourvus de la moindre complexité, y compris le violeur/tueur amateur de
ballon rond à la con, dommage pour Camus. La belle et rusée Irene, chemisier
déboutonné, accident adéquat, le coincera vite fait, tant pis pour son pénis a priori impressionnant, au terme d’un
interrogatoire-traquenard en caméra portée, dans le sillage d’un plan-séquence ostentatoire
sis dans un stade, plus proche par sa virtuosité stérile d’Alfonso Cuarón, cf. Les
Fils de l’homme (2006), que du lyrisme tragique du Brian De Palma de L’Impasse
(1993), repensez à la course en coda d’Al Pacino, fugitif inutile. Les
cinéphiles se souviendront d’une séquence semblable dans L’Inspecteur Harry (1971),
où l’objectif de Don Siegel, modèle de modestie puissante, stimulante,
finissait par s’élever de nuit, à l’infini, loin au-dessus des atrocités
presque réversibles du charognard et du scorpion, passons. Ce temps réel à la
truelle paraît disproportionné, en dépit de sa brièveté minutée, cinq au
compteur, à l’intérieur d’un film découpé, dialogué, cette traque trafiquée au
numérique détonne avec le ton posé de l’ensemble, son romantisme dépressif,
rétrospectif, son antiracisme discret. Étudiant en ingénierie traumatisé par Que
le spectacle commence (Fosse, 1979), formé aux USA, passé par la TV, mentionnons
des épisodes de New York, unité spéciale + section criminelle ou Dr
House, Campanella donne ici l’impression de vouloir se réinventer en
Orson Welles de Buenos Aires.
Hélas pour lui, heureusement pour le
spectateur pas encore atteint d’amnésie, La Soif du mal (1958) le précède, sa
superbe obscurité persiste à nous éclairer, sur le ciné, sur l’insanité. Dans
ses yeux pouvait par conséquent faire mieux, être plus audacieux, avec
davantage de courage et d’ombrage, de style et d’abysses. Il ne suffit pas de cadrer
un cadavre dénudé, massacré, accompagné d’un morceau mélancolique – la BO
s’autorisera ensuite des accents de requiem
mozartien – pour émouvoir, il ne suffit pas de nommer la victime à moult
reprises pour l’identifier tout à fait. Point aveugle de l’ouvrage si sage,
pensé, repassé, reconstitué, millimétré, l’institutrice martyrisée reste un
mystère, une simple silhouette, inaccessible au flic d’occasion et en train de
s’estomper pour le mari au rendez-vous de ses stations (christiques,
ferroviaires, en vain, le coupable adepte ironique du bus et non du train).
Retrouver le visage des proches emportés par la violence d’alors, filmés en
métaphore, d’accord, crime misogyne à portée politique, en matérialisation de
la mince et funeste frontière entre l’adoration et la destruction, voici, à mon
sens, l’enjeu majeur du métrage, en rime avec les exhumations personnalisées
des associations locales spécialisées, toujours actives en 2018, épaulées par
une législation plus soucieuse de réminiscences et de poursuites judiciaires envers
des bourreaux blanchis sous le harnais, jadis à des postes à responsabilités. Campanella
échoue là où réussissait le De Palma d’Outrages (1989), du Dahlia
noir (2006) et de Redacted (2007). BDP accordait à ses
femmes fatales – pour elles-mêmes, tant la féminité, en temps de guerre ou au
sein du système hollywoodien, ressemble à une malédiction – une esquisse de CV,
du temps à partager, par exemple sur l’épaule du foudroyé, frémissant, Michael
J. Fox, les menaient au bord de l’irreprésentable, leur corps écrasé ou
sectionné en écho à la coupure du montage, en incarnation des exactions
étasuniennes à Los Angeles, au Vietnam et en Irak.
Qu’un cinéaste vomi à la maison par
les féministes médiatiques des années 80 parvienne à filmer une telle trilogie apocryphe
éprouvante, laissant loin derrière la bien-pensance inoffensive des spots européens supposés dénoncer les « violences
faites aux femmes », ne manque pas de piquant clairvoyant. De la lucidité,
de l’humour, de la tendresse, de la tension, éloquente scène silencieuse et
menaçante d’ascenseur en contre-plongée, saluons Pulsions (1980), Dans
ses yeux en déploie, se garde toutefois de viser ce niveau. Il ne
laisse pas les mains moites et le cœur écœuré, il croit encore que le regard dit
la vérité, que les pupilles parlent, que voir revient à croire, a contrario de tout le discours méta et
adulte de De Palma. La solution à l’énigme émerge, même confinée dans une
cellule aménagée, isolée, perpétuité à domicile, impitoyable et inhumaine dans son
soin taciturne. Plat censé se manger froid, la vengeance ne passe pas par les
armes, par la peine de mort, simulacre de justice sous dictature impure ou
démocratie rassie, elle se substitue au jugement clément, corrigé par les
besoins du temps – afin de chasser du coco, employons du facho –, elle applique
au pied de la lettre la condamnation du décompte temporel, duel, tandem de
prisonnier kidnappé, de geôlier lié. Histoire de regards, de retards, de
hasards synchrones, le petit enculé apparaît sur le petit écran au côté de la
bienfaitrice à bonbons, Dans ses yeux s’avère aussi un titre
un brin roublard, qui cherche à rassurer en trinité après deux meurtres
immondes, le second sous la forme d’un sacrifice amical, auparavant alcoolisé. Depuis
longtemps, le franquisme se transforme en fonds de commerce du fantastique
ibérique, imagerie idem hantée par
les fantômes du passé ; sans procéder de cette paresse cynique, Dans
ses yeux utilise le drame national en terreau létal d’un mélodrame
mémoriel in fine retourné en feel good movie joli, détestable
spécialité US.
« Mieux vaut tard que jamais » ?
Pas toujours, mon amour, n’en déplaise à l’aimable couple de cinéma,
adulescents de classes sociales différenciées. Trop amoureux ou guère
miséricordieux, le mutisme répond aux tirades muettes des cristallins, et les
femmes arborent une double dimension, à la fois détentrices de pouvoir et cibles
de son abus, dans l’espace privé ou public – le liminaire salut point salace à
une sexy collègue de couloir pourra peiner
les puritaines. Liliana Colotto ne pouvait pas ne pas être une enseignante, car
sa fonction paraphe le motif essentiel de la transmission. Face à la passion et
à la sidération, bière ou cimetière, déesse ou supporter, l’éducation et la formulation s’interprètent en
dépassements, en moyens de dresser, canaliser, orienter les énergies sauvages,
d’un autre âge, du corps individuel et social, de grandir, donc. Qu’Irene
accède au statut de procureur participe du féminisme implicite du film. Dans
ses yeux à elle, on ne lit pas uniquement de l’amour, de la patience, de
l’espoir, de la taquinerie – tu exagères, Benjamin, tu commets de la
littérature lacrymale, tu verses dans l’invraisemblance, pourquoi ne
m’emmenas-tu pas, dis-moi ? – mais en outre de la maîtrise, de
l’intégrité, de la générosité, de la détermination, l’envie de regarder à l’horizon, d’aller vers
l’avant, au lieu de se complaire dans un ressassement au croisement de la
nécrologie et de la nécrophilie, c’est-à-dire de la cinéphilie, eh oui. Le cas
Morales définitivement bouclé, il reste à vivre ici et maintenant, à élever des
enfants, à écouter un prince charmant désormais à cheveux blancs, retraité à
bien traiter. Les spectres, morts ou vivants, peuvent attendre le temps
d’une déclaration hors-champ. Moralité : en Argentine ou ailleurs,
l’Histoire, foncièrement officielle, officieuse, factuelle, subjective, se
réécrit au rétroviseur de la retraite et de la rencontre, fi du différé, olé.
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