Zurich : Maximum Overdrive
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Sacha
Polak.
Voici donc un « film de
femmes », et au pluriel, s’il vous plaît : un personnage, une actrice
(la chanteuse Wende Snijders, elle reprend d’ailleurs en live les bottes barbantes de Nancy Sinatra), une scénariste (Helena
van der Meulen) et une réalisatrice, « originaire » du documentaire (Sacha
Polak). Primé à Cabourg sous la présidence d’une certaine Juliette Binoche (aïe
en pagaille), ce mélodrame désossé de la moindre once de pathos, de
complaisance, s’ouvre par un bel Ave
Maria composé par Rutger Reinders sur fond de générique aux lettres roses
en majuscules very girlie. Une route
de campagne à droite du cadre, une perspective picturale, un léopard placide et
une voiture immergée, sa conductrice sidérée à côté : le surréalisme
concret évoque le prologue analogue (davantage symbolique, sexuel) de L’Exercice
de l’État. La suite épouse l’errance motorisée de Nina, protagoniste à
la dérive que transportent des camions à la Stephen King (auquel nous
empruntons le sous-titre mécanique de cet article) plutôt qu’à la Marguerite
Duras (quoique, le poids du passé, de la répétition, le dispositif temporel
circulaire rappelant en surface le temps itératif, désarticulé, métastasé dans
la langueur-longueur « tropicale » de son India Song). Quelque part
entre les héroïnes (misérabilistes, disent leurs détracteurs) des Dardenne et
la Sandrine Bonnaire à cheveux gras de Sans toit ni loi, la jeune femme,
telle une boule de flipper (une
pensée « musicale » pour Corynne Charby) parmi les hautes cabines ornées
de feux électriques flous semblables à des guirlandes de Noël, se fait balader,
au propre et au figuré, par des routiers plus ou moins « sympas »,
loquaces, serviables.
Après une agression à l’arme blanche
dans les ténèbres de la nuit anonyme, la voila au volant d’une voiture
individuelle (elle caresse le ventre arrondi de la concessionnaire distante), à
faire un bout de chemin (vers rien) accompagnée d’un auto-stoppeur hollandais
volontiers égaré en Pologne. Pneu crevé, cric difficile à manier ;
heureusement surgit un dépanneur « au grand cœur ». Il se prénomme
Matthias (solide Sascha Alexander Gersak, venu de la TV) il vit séparé, il récupère
ses deux gosses gavés de pizza pour le week-end,
il arbore un tatouage sur le biceps
et fait même à la fugueuse un shampooing
en Bon Samaritain de salle de bains. Hélas, l’idylle d’autoroute dérape vite,
après une visite dans un musée d’art contemporain nanti d’une vanité crânienne,
d’une salle vidéo dédiée aux souffrances animales à la Franju (mouton égorgé,
cheval à l’agonie, présage du sort funeste réservé au chien noir dérobé qui
sert à intituler la seconde partie antéposée), un exercice de conduite amusée,
risquée, engueulée, le spectacle à la Philippe de Villiers de faucons mâle et
femelle (dans le public, une femme demande à la solitaire de garder sa gamine
le temps d’une « pause-pipi » adulte). À la mort écrasée du canidé,
au cri de Nina agenouillée, Zurich le film – Zurich le toponyme,
ville jamais atteinte par le cadavre sur roues, apparaît brièvement sur un
panneau de signalisation, à proximité d’une glissière de sécurité, d’un autel
avec bougies, photos d’enfants et croix nominative – se casse en deux et
reprend à l’envers, au début. La dernière demi-heure du métrage va réordonner
la chronologie, expliciter la chute dans le canal peu profond et le reste, tout
le reste résumable à un vaudeville triste, une double vie révélée à l’occasion
d’un accident-suicide.
Boris, le grand amour écrabouillé,
possédait, petit salopard désormais muet pour l’éternité, une famille et, oui,
un clébard, celui péri supra et après
le segment présent (vous suivez ?). Vingt-cinq messages sur un répondeur,
l’amitié du frère du défunt, des affaires restantes retrouvées dans une épave
fracassée (dont une alliance portée illico,
un bracelet de poignet refilé à la fifille) et un corps inanimé, habillé en
costard de croque-mort dans un salon funéraire pénétré en soirée, munie d’une carte
d’identité, pauvres reliques précédant l’enterrement. La meilleure part de ce
(premier) long (de fiction), co-production confidentielle entre l’Allemagne,
les Pays-Bas et la Belgique (une certaine idée pratique du « cinéma
européen », par conséquent), il convient de la chercher, de la saluer dans
son caractère ouvertement comportementaliste, mutique, dans sa manière tout
sauf racoleuse de tresser la matérialité du vomi, de la sueur, de l’odeur
masculine en concert, de l’eau chaude à demeure – Truffaut citait un critique
révulsé par L’Atalante : « un film qui sent les pieds » – à
une abstraction prégnante, un filigrane fantastique logique (après tout, les
films dits d’horreur s’avèrent des paraboles hardcore et mélancoliques à propos de notre mortalité). Il
suffisait de rien, d’un plan en plus ou en moins, pour que Zurich devienne un vrai « film
de fantôme », et non plus seulement le portrait métaphorique, enraciné
dans un « réalisme dramatique »
à l’anglaise (on peut penser au Red Road d’Andrea Arnold, écho en
matière de sexualité adulte, désespérée, parcours pareillement endeuillé),
d’une « âme en peine » dans « l’enfer » moderne de
relations immédiates, incertaines, trompeuses, peu fructueuses, au final (pas
de prétention sociologique, pas de jugement moral devant la caméra ou sous le
clavier, uniquement le constat d’un état de fait).
Ce conte cruel consacré à une mère « démissionnaire »
empruntée aux frères Grimm (elle abandonne le « fruit de ses entrailles »,
bien peu charitable Marie, ou alors admirable dans son sacrifice furtif, à la
smala de Boris), ponctué d’une double perte involontairement (?) drolatique
dans son association – d’abord l’homme puis son chien –, comporte deux ou trois
instants vraiment troublants, cadavre rejoint sous l’eau, amant sans visage à
l’ouvrage au lit, gosse aryenne posant son petit pied pas tellement innocent
sur la tête d’un camarade de piscine. On se prend à espérer qu’un jour Sacha
Polak s’oriente réellement vers l’imagerie du surnaturel, des ténèbres intimes,
car elle saurait certainement les réinvestir de la précision attentive, au
scalpel, de sa réalisation classique et classieuse (dirait Gainsbourg), bien
aidée par la direction de la photographie évocatrice de Frank van den Eeden.
Avec ses limites et sa réussite, Zurich représente un « cas
d’école » pour « étudiants en cinéma », sur la capacité à transcender
un argument anémié, ressassé, via
l’originalité d’un regard (de femme, de cinéaste, de réalisatrice au féminin)
et l’intensité d’une interprétation (doublement méritoire puisque passé d’un
art à l’autre). En outre, il se termine (ou recommence) par une coda assez
superbe. Nina, spectre au féminin, mouette tchékhovienne tombée de haut,
terrassée par la banalité du deuil, de la duplicité, ses escarpins ôtés (manie
de suicidaire, paraît-il), posés sur le siège passager près d’un ours en
peluche, s’apprête, yeux fermés, à se crasher sur la route (correspondance avec
une séquence de Man on High Heels, « tout s’harmonise » soutenait le
Stephen King de 22/11/63). Au dernier moment, elle les rouvre, et le film finit
cut sur un écran noir – Suisse ou
pas, la Polak maîtrise son épilogue antéchronologique et donne envie de la
suivre dans les années à venir.
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