Meziornu : Le Chant de la terre


Onze transpositions (mélodieuses), onze pérégrinations (aventureuses), onze déclarations (amoureuses).


Le riacquistu (littéralement, réappropriation, mais l’on pourrait encore parler de renaissance) culturel des années 70, redécouverte du passé pour mieux se projeter dans l’avenir (malgré le désenchantement consécutif), en marge (voire en compagnonnage) des événements « vinicoles » d’Aléria, matrice fantasmatique de fait divers du néo-nationalisme corse ; l’aventure féminine (hors tradition, donc) polyphonique, internationale, primée-mondialisée (sacre musical d’une cérémonie olympique en sus d’une Victoire hexagonale) à trois, flanquée des deux sœurs Poli, Lydia & Patrizia, puis celle de Soledonna (toujours les mêmes), tournée vers toutes les facettes de la Méditerranée (n’oublions pas le méconnu Ottobre, au nom à la Eisenstein, groupe au sein duquel elle exerça en solo, ni des collaborations avec les pionniers de Canta u Populu Corsu et I Chjami Aghjalesi, avec les renommés Patti Smith et John Cale) ; l’œuvre écrite, poétique (publiée jusqu’en Amérique, traduite en français par Francis Lalanne, diantre !) et historique (un récent essai illustré, chronologique, sur la chanson corse dans sa riche multiplicité), en parallèle de l’enseignement linguistique à l’université de Corte (Pascal Paoli sourit, nous aussi) ; les récompenses des « professionnels de la profession » (du disque), des lecteurs, des humoristes (?!) et même une « quotidienne » télévisuelle « régionale » apparemment ludique, sans omettre, last but not least, l’hébergement d’un certain Yvan Colonna, acte compréhensible, problématique, grandement médiatique (ou médiatisé, avec soutien insulaire majoritaire), aux conséquences judiciaires : le CV de Patrizia Gattaceca, chanteuse, poétesse et enseignante native et résidente (jusqu’au dernier jour ?) d’un petit village (une quarantaine d’âmes hivernales) de Haute-Corse, à trois quarts d’heure routiers de Bastia, comprend bien sûr tout cela et ne saurait cependant s’y résumer.

Ses propres albums racontent en effet une autre histoire, tout sauf contradictoire, dressent un second autoportrait (nourri d’intériorité) à la fois libre et fidèle, émancipé des données factuelles, profondes et pourtant superficielles. Chacun, à chaque instant, s’extraie de sa biographie, de son existence apparente, sociale, dans une réinvention (une métamorphose, à hautes ou petites doses) de sa constitution (pas celle, avant-gardiste, du « père de la patrie » cité supra), dans le dess(e)in renouvelé de son destin, a fortiori une artiste, et doublement celle affichant un tel parcours de vie et d’esprit, éclectique et cohérent. Cet existentialisme abouché au lyrisme – chant ou littérature – caractérise la femme et sa terre (son pays, nous soufflent les autonomistes, son État, nous pressent les indépendantistes) qu’elle aime à la manière d’un homme, d’un royaume, d’un enracinement exigeant et tourné vers l’ailleurs, « continental » (ainsi se désigne la France dans moult gosiers locaux) ou davantage oriental (ceci rappelle la démarche des frères Bernardini via leur cosmopolite I Muvrini). Chanteuse corse, Corse chantant, inversement et pas seulement, Patrizia Gattaceca délivra en une décennie, à partir de 2005, une belle trilogie de disques aux titres évocateurs, peu importent l’origine, la langue et la culture de l’auditeur. Di filetta et d’amore, Meziornu et Passagera, tous les trois chez Ricordu, maison célèbre sur l’île (en dehors auprès des amateurs), constituent les jalons d’une prolongation, d’un élargissement du spectre, vocal et thématique, précédemment établi au hasard signifiant, sinon dirigé, des apprentissages, des amitiés, des rencontres, des échanges, des consécrations et des souvenirs. Sept ans (de bonheur, de malheurs) séparent le dernier du deuxième, ce midi édité en 2008 qui mit en musique des poèmes de Ghjacumu Thiers (lien de lycée).  


Des musiciens connus ou reconnus – citons Josephina (cajon + chœurs), Régis Gizavo (accordéon), ce « couple » à retrouver parmi les « petits mouflons », Patrick Mattei (guitare, banjo, harmonica) et en guest Heny Padovani (à la guitare blues) – épousent le fil gracile de ses mélodies, s’accordent entre eux pour les servir au mieux, sous la direction-réalisation de Jean-Bernard Rongiconi, s’occupant en outre, aimable stakhanoviste, des guitares électriques/acoustiques, des claviers et de la mandoline. Il convient de saluer la qualité, la clarté de la prise de son (enregistrement du bien nommé Frédéric Brave) et la finesse, la délicatesse des arrangements pour cordes signés Sylvia Picciocchi, également au violon. Cette Halte blanche (nom du recueil), joliment adaptée dans la langue de Racine par Francesu Michele Durazzo, déploie un paysage familier de châtaigneraies aux géants disparus, baigné par la douceur trompeuse car funèbre de septembre. Les oiseaux marins venus de loin voisinent avec une femme « Qui suit mille destins/Ravaudés de blessure » (chi và/Ver’ di tanti destini/Trapuntati à ferite), au cœur en pleine plaie (U mo core hè macagna) et des pêcheurs de destin accompagnés de bergers, d’ermites, de « femmes hardies/Qui bercent les terreurs/De la mélancolie » (Donne ardite/A annannà paure/Di l’anima picondria). Ici, le destin reste à écrire, blanc ou virginal, tout contre « Le pleur infinitésimal du dauphin » (L’infinitesimale piantu di u delfinu), alors « Que m’importe l’horreur/De mes rêves saccagés » (Che mi face l’orrore/Di i mo sogni persi) puisque les pins laricios dont on fait les bateaux persistent à se souvenir de leur roche de naissance.

Après un hommage vivant à Fellini, à Gelsomina sur le navire qui va (et vogue), les voix d’Europe, du Maghreb, du Levant, de la route de l’ambre, ponctuées des principaux monothéismes, forment un cortège se jouant des frontières. Les orages dialoguent avec les sensuelles paroles d’août, où « Les feuilles murmurantes/ouvrent ton tablier/aussi creux qu’une nef » (E frasche rimurose/aprenu u to scuzzale/tondu cum’è un vascellu). Le voyage immobile et sonore s’achève joyeusement sur le mouvement tonique de l’enfance, avec une « fillette de la Place/aux pas de demoiselle » (zitella di a Piazza/passi di signuretta). Sur l’esplanade bastiaise de Saint-Nicolas ou sur les galets gris de la pochette, du livret (photographies de Dominique Degli Esposti), la sirène rousse en robe fourreau rouge (elle s’amusait à se rappeler ses pieds abîmés pour obtenir un saut synchrone avec la vague émeraude à l’arrière-plan, sur fond de montagnes estompées, de ciel nacré, avatar adulte de l’héroïne transgenre du conte d’Andersen aux pieds ensanglantés) renoue avec la poésie antique du chant, nous regarde droit dans les yeux, nous invite à la suivre vers la beauté, les errances, la mémoire, l’aujourd’hui. On perçoit dans la voix douce, sereine, fière et généreuse de Patrizia Gattaceca le poids d’une vie et la légèreté des envies, on y décèle les échos vocaux des récits complices de Fabienne Maestracci (et que pense d’elle la « nouvelle génération », disons Joan Alasta ?). Voici une Corse qui nous plaît, qui nous enchante, en chantée (dirait Jacques Demy), enchanteresse, irriguée d’hospitalité, de gravité, de détresse et de tendresse. Il existe mille chansons issues de cette terre proche et lointaine, il existe mille façons de vivre une part (de prendre part à) de ce territoire simple et complexe, résistant et suicidaire, capable d’élan, d’intégrité, de compromissions, de pusillanimité (universalité des particularismes).

Meziornu, avec ses notes et ses paroles (solaires, ombreuses) entrelacées, portées par une femme attachante et une chanteuse valeureuse, éclaire le meilleur chemin en direction de demain. Camus, on le sait, appelait à une « pensée de midi ». Avec son opus doucement incandescent, humblement vibrant, Patrizia Gattaceca nous montre (nous fait entendre) une voie (une voix) avenante et donne à partager, à savourer, un chant d’amour, un chant de terre, un chant de réminiscence et d’espérance – remercions-la, le temps d’un article mélomane, pour cela et le reste esquissé en prélude.  

À défaut de pouvoir télécharger l’album sur le site anglais suivant, on se consolera, on le découvrira (brièvement et bien entouré) en cliquant .   
                                      

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