Histoire de Judas : Cantique de la racaille
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de Rabah
Ameur-Zaïmeche.
Judas, un brave gars ? Pourquoi
pas, Rabah s’inscrivant finalement dans une longue lignée – de Thomas de
Quincey à Éric-Emmanuel Schmitt, en passant par Borges, Bourgeade ou même
Pagnol, sans omettre, bien sûr, cette « grenouille de bénitier »
notoire nommée Scorsese, et salut musical à Lady Gaga idem, davantage traditionnelle – de tentatives plus ou moins
connues, plus ou moins réussies, de « réhabilitation » (on ne saurait
confondre Judas avec Dreyfus, certes, contrairement à Maurice Barrès). Dans sa
relecture bienveillante, séduisante et stimulante de Matthieu, l’auteur, acteur-réalisateur-producteur-scénariste,
délaisse le missel et la poussière pour le soleil originel, natal, de
l’Algérie, pour le grand air d’une trame élimée pourtant ressuscitée par son
cinéma, sa dramaturgie, son originalité, sa générosité, au risque du « révisionnisme »
et de l’œcuménisme. Le film, nonobstant son argument frisant le blasphème
(néanmoins incomparable avec la vie sexuelle et maritale du
« messie »), ne choqua personne et surtout pas les cinéphiles
intégristes ni les suppôts de Promouvoir ; il récolta même un prix mérité de
concorde décerné à Berlin. Viscéralement rétif (intention-position louable,
doublement de la part d’un artiste franco-arabe, a fortiori par les temps actuels) à la moindre once d’antisémitisme
(après tout, Goebbels itou se piqua d’écrire à propos du disciple supposé
félon), politique ou théologique, le premier étayé par le second, Ameur-Zaïmeche
se prive volontairement d’un réel ressort dramatique au profit d’un « flot
d’amour » (on pense diablement à Love Streams de Cassavetes, autre
énamouré de théâtre, d’intensité, de dépouillement, devant et derrière la
caméra) verbal, non écrit, dans lequel baigne l’ensemble des protagonistes, y
compris les ennemis (ou « criminels ») romains.
Il semble ne pas percevoir (ou
vouloir voir) la dimension d’acceptation – tout se doit d’être « consommé »,
en effet, bien avant l’agonie sur la croix – de la trahison, la noirceur
innocente du cœur, la culpabilité conjurée au bout d’une corde à un arbre de
pure déréliction, dynamique du pire narrative, psychologique et humaine, trop
humaine, irréductible à un quelconque opprobre envers un peuple particulier.
Son Judas à lui, sorte de brun Iago providentiellement doté d’une conscience, d’une
fidélité indéfectible, perd en nuances (plus claires ou plus sombres) ce qu’il
gagne en candeur, en douleur, car le garde du corps et porteur de corps, dès la
première scène, sur ses épaules, à la Énée chargé d’Anchise, lourd papillon, jusqu’à
la dernière, où il meurt lui-même allongé dans le tombeau inexplicablement
vide, sur le linceul déserté, décor d’un émouvant monologue durant lequel il se
demande ce qui se trouve après ce monde, le sien, celui de ses proches, au-delà
du rabbi évanoui, ne pourra, évidemment, réécrire l’histoire (La
Belle Histoire, dirait Lelouch). Dans Histoire de Judas, les
hommes s’aiment, se respectent, pleurent au moins à quatre (comme les Évangiles
dits canoniques, hors ceux classés apocryphes, au rang desquels celui de… Judas)
reprises, prophète, centurion, gouverneur ou compagnon. Les larmes ravalées de
Jésus, à la suite de la lapidation in
extremis évitée de Bethsabée, constituent d’ailleurs un saut qualitatif à
l’intérieur du film, une porte (étroite, forcément) d’entrée, sans issue et
ouverte sur l’infini, vers son cœur battant, vibrant, fervent.
Croyant, Rabah Ameur-Zaïmeche, placé
par le hasard (le destin ?) d’une biographie, d’un départ paternel (notez
la dédicace filiale), au carrefour de la Bible et du Coran, des deux côtés de
la Méditerranée, pont indépendant (son autonomie de cinéaste, via une société, ici flanquée d’ARTE,
malicieusement baptisée Sarrazink Productions, sa liberté de conteur, au mépris
de tous les dogmes et instrumentalisations de circonstance) entre les cultures,
les interprétations, les héritages à vivre aujourd’hui, de préférence ensemble
(et sur les accords de guitare électrique de Rodolphe Burger) ?
Indiscutablement, notre réalisateur croit en ce qu’il fait, en la manière dont
il le fait, et son œuvre convainc du début à la fin par sa précision, son
énergie, sa sérénité, sa beauté. Il ne filme jamais des idées, des symboles,
des mannequins mais toujours des êtres de chair et de sang – la crucifixion,
audacieusement tenue hors-champ, nouvelle transmise au blessé secouru par le
Bon Samaritain anonyme, privé de traits, par la bande-son accompagnée d’un
orage eschatologique, réalité littéralement déterrée par trois fois par Carabas
(oubliez Barabbas) au sommet de la colline en dépit d’une tempête de sable,
niée par le serviteur éclopé en pleurs (« Ça ne veut rien
dire ! »), s’avère un modèle de litote évocatrice à faire rougir le gore doloriste d’un Mel Gibson,
appréciable, cependant, dans sa nature de « film d’horreur », de film
horrible, corrigent ses détracteurs –, de discours (il s’agit d’un film très
écrit, au niveau des dialogues et de son propre langage filmique) et de
résistance, de proximité autant que d’immanence.
Les enfants et les femmes respirent
aussi, Dieu merci, dans Histoire de Judas, et se meuvent d’un
aimable mouvement, accueil festif après l’exil en hauteur du jeûne, course
d’une épouse adultère, sortie d’une mère (la sensuelle et sereine Patricia
Malvoisin, passée de Sous le soleil à cette Suzanne aux
faux airs de Marie de Béthanie, confirmation de l’impénétrabilité des voies du
Seigneur, ou d’une carrière) pour acheter un onctueux parfum très cher, acquis au
prix de tous ses bijoux (se délester pour honorer, célébrer, matérielle,
spirituelle, subtile et significative didascalie), avec lequel oindre le front renversé
de l’élu magnanime, sauveur de sa fille. Avec délicatesse, le cinéaste leste
ses moments tactiles et apaisés d’un filigrane érotique et tragique, puisque
ces geste de vie, de partage (pensons également au bandage initial de la main,
en clair-obscur pictural, avec baiser maternel), se lisent en outre en gestes
de mort, de deuil (les stigmates, le gisant). Si son film évoque parfois, par
son évidente théâtralité aérée, le travail du tandem Straub/Huillet (Irina Lubtchansky, progéniture du directeur
de la photographie William, bien avant d’éclairer les saynètes capturées, « captation »
de mise en scène, de L’Enfer d’Henri-Georges Clouzot revisité
par Serge Bromberg, participa à l’aventure de Sicilia! en tant
qu’opératrice), il possède absolument sa personnalité singulière et familière,
il fait dialoguer avec une discrète virtuosité le caractère ontologique de la
nature, des paysages, des lieux, habités ou ruinés, des corps et des costumes
avec celui, mythique (ou agnostique, surnaturel, par-delà la compréhension,
disons, afin de ne froisser personne), du récit, connu et reconnu (ou non), a priori dépourvu de suspense et de tension.
Habilement, Rabah Ameur-Zaïmeche
réinvente la vulgate (double sens) des épisodes (table mercantile renversée au
temple, par exemple) et leur donne une présence (pas protestante, émission
télévisuelle) concrète de chaque plan, de chaque silence. Péplum politique (pléonasme,
tant pis) plutôt que mystique, Histoire de Jésus interroge le
spectateur sur le pouvoir, sur « l’histoire officielle », les colons
italiens (ironie moderne de l’inversion Israéliens/Palestiniens) faisant le choix de l’injustice contre le
désordre, du « bouc émissaire » (expression bibliquement connotée,
avec son avatar réflexif « d’agneau divin » sacrifié) contre la révolte,
du maintien provisoire, dérisoire, d’un ordre des choses impérial condamné à
périr (cf. les maisons à ciel ouvert, la mosaïque abîmée du palais inanimé, au
centre de laquelle surgit, pendant quelques superbes secondes, une face
étrangement christique) dans l’oubli, sinon le mépris, du royaume
supraterrestre ou le cours impitoyable de l’Histoire sans mémoire. Quand, en
plan-séquence, il répond à Pilate, l’affronte dialectiquement, mains nouées
dans le dos, sur la tête un bout de tissu à la John Merrick, le Christ de Rabah
retrouve l’audace tranquille du révolutionnaire pasolinien emprunté à son tour
à Matthieu en 1964 (la séquence drolatique, triviale, des cages de volatiles ouvertes,
brisées, participe de cet élan vers la délivrance, littérale et symbolique). Du
piètre Ponce, naguère improbable Gabin selon Duvivier (Golgotha, 1935), émane et
s’entend un stoïcisme triste, le savoir intime de la « vanité des vanités »
du monde et du reste, comme si l’Ecclésiaste prenait vie dans une bouche
étrangère, de surcroît en français.
L’auteur, consciemment ou pas,
reconduit le clivage hollywoodien (Américains plébéiens, Britanniques
patriciens) au sein de son opus bien
peu suspect de bondieuserie, de spectaculaire, de manichéisme, les comédiens
des planches (pléonasme, bis),
englués dans une loi, la leur (dura lex sed
lex, ergo), tandis qu’aux autres, peu ou pas professionnels, reviennent de rares paroles (« aussi légères
qu’un vol d’hirondelles ») en forme d’aphorismes, de citations, de poésie
orale. Justement, ce Jésus-ci lutte contre l’embaument de son enseignement, son
travestissement ultérieur possible, et Judas s’en va illico du côté de Qumrân – où l’on trouva en 1947 les fameux
« manuscrits de la mer Morte » qui troublèrent tant Philip K. Dick,
accessoirement Emmanuel Carrère – détruire en autodafé les transcriptions du
scribe indiscret, « fils de chien » apparemment convaincant dans ses
dénégations d’espion, finalement meurtrier (voici la part d’ombre revenue,
malgré tout). Muni d’un alibi de
mission (le cinéaste, tel Spielberg et la « vraie » douche de La
Liste de Schindler, joue avec l’attente du spectateur, sa conception du
rôle du traître, les mots du maître, lors du lavement de pieds, « Fais ce
que tu dois faire. Et fais-le vite », ne concernant plus sa duplicité sue),
le voilà donc astucieusement « exonéré », au bord d’un précipice, à
l’entrée d’une grotte infernale, du crime et du châtiment de sa légende noire (Pardon
Judas osait le sinistre Dieudonné).
Face à lui, idiot dostoïevskien
jouant en public au « roi des Juifs » coiffé par des gosses
d’une couronne de lauriers, criant sa rage d’être messie à genoux parmi les montagnes
sous le ciel vide, avouant avoir mal au cœur à en mourir, qu’on le lui rende, Carabas figure, à l’instar d’une mise en abyme au carré, un reflet saccagé,
exagéré, le repoussoir du pathos, le paratonnerre ouvertement paradoxal (dans
l’acception de Diderot) sur lequel tombe (le foudroie) la décharge
d’expressivité, contrepoint rythmique au sein d’un métrage à la sagesse
(plénitude et tranquillité, des cadres, de la diégèse, des déplacements des
personnages) souveraine. De ce film sensoriel idéalement dégraissé de musique –
à l’exception d’un chant féminin, d’un air berbère, des « messes
basses » sémites de Caïphe et de sa clique pragmatique, provoquées par la
nécessité vitale de « ruser » avec l’occupant –, attaché à la
sensation, à l’émotion, et non au sermon, à l’oraison, il convient de se
souvenir, de chérir, un bain solitaire en baptême et renaissance, saisi en
plongée diagonale, le vent (des Aurès, affirmerait Mohammed Lakhdar-Hamina) du
Maghreb vaincu d’un modeste manteau blanc offert, la charmante réminiscence
d’une union charnelle en plein jour, rime lumineuse, radieuse, au-dessous d’un
rideau blanc caressant, au sombre monologue de Nicole Kidman démasquée dans Eyes
Wide Shut, la mère et la fille unies, réunies, en pietà purement féminine, ou des herbes gentiment courbées,
accompagnées par le bruit de l’eau, des oiseaux, brève oasis d’où émerge,
sidérante et fantastique (au sens fort du terme) coda remplie d’une grâce
éphémère (à l’envers, rappelez-vous l’épiphanie impie du Darkness de Ridley
Scott dans Legend), Jésus en marche, déterminé, tête baissée, sortant par
la gauche (mauvaise, nous avertit l’exégèse) du cadre.
En vérité je le te le dis, camarade cinéphile, il sourd un beau ruisseau de ce
Judas-là, une admirable et complexe simplicité, à l’unisson de l’exhaustive
clarté d’un entretien du réalisateur, homme d’images et de mots au cordeau,
avec Jean-Michel Frodon, inclus dans le dossier de presse en ligne sur le site
du distributeur Potemkine. Il appert un triple mystère, celui d’une amitié
masculine, de la possibilité d’un invisible (migraine aussitôt guérie de Pilate
en vrai-faux tour de magie médicinale), celui de la réussite du film lui-même,
bien sûr, dans son prosaïsme combatif et accueillant d’une équipe en miroir laïque
des disciples, d’une population respectée en respectueux témoins d’un drame
ancien et contemporain. Peut-être faut-il confesser (éprouver) volontiers un athéisme
cosmique (contradiction ? Oh non) à l’image (à Son image) de votre
serviteur, pour apprécier pleinement la parabole remodelée, d’une fidélité sans
faille à l’esprit, voire à la lettre, du texte religieux, mais cela ne saurait
représenter, bienheureusement, une condition sine qua non. On le voit, on le verra, Histoire de Judas nous
narre (ne nous égare pas) un conte adulte et documentaire (exercice de la
fameuse « licence poétique » depuis un matériau tout sauf
scientifique) pour notre temps, une belle (et nouvelle) histoire sous forme
d’uchronie fraternelle, un acte de foi dans les hommes (« de bonne
volonté ») et les pouvoirs du cinéma (continuons à douter de ceux-ci, cessons de nous
désoler de l’érosion de ceux-là) – amen,
shalom, Inch’Allah (ou
ce qu’il voudra), talentueux et si souriant, sincère, Rabah.
L'époque est à la réécriture, à force tout finit par se valoir, en apparence, chaque grain de sable égal à un autre dans un désert de miracle...
RépondreSupprimerau cinéma mais pas seulement...
sablier à rebours de l'égalité, de la liberté par l'effacement de toute "Parole" ?
Bien sûr, en sus d'une victimisation de saison, pourtant la relecture peut parfois dépasser l'imposture, le révisionnisme alors à rebours du manichéisme...
RépondreSupprimerLe capitalisme et son âme damnée, le consumérisme, se fichent en vérité d'égalité, se régalent d'égalitarisme, repoussent les particularismes, en tout cas non politiquement corrects, Pasolini le disait déjà, oui-da...
La liberté ? Un fantôme espagnol. La "Parole" ? Celle du cher Dreyer.