La Musique de mon cœur : Saluer l’ami Kenji
Que Kawai qui m’aille ? Pas loin, et tant pis pour sa harpe privée
de Birmanie.
On ne peut que s’étonner de la
relative confidentialité en nos contrées du travail de Kenji Kawai, ou pas tant
que cela, finalement. Même placé en troisième côté du triangle formé par Joe
Hisaishi (complice de Takeshi Kitano ou Hayao Miyazaki) et Ryūichi Sakamoto
(partenaire de Bernardo Bertolucci, Brian De Palma ou Nagisa Ōshima), sa
notoriété ne saurait égaler celle de ses deux confrères, tandis que sa
discographie ne comporte aucun succès commercial à la Shigeru Umebayashi (In
the Mood for Love, au thème d’ailleurs réutilisé, retravaillé, à partir
du Yumeji
antérieur de Seijun Suzuki) ni ne se voit saluée par une reconnaissance
critique comme en connut Tōru Takemitsu, par exemple pour Ran d’Akira Kurosawa.
Pourtant Kawai partage avec eux une réelle fidélité collaborative à certains
cinéastes – le fameux tandem
compositeur/réalisateur, dont les exemples abondent – et il œuvra ainsi à
plusieurs reprises, disons à leur côté sur la console (de mixage ou de jeu
vidéo), avec Mamoru Oshii (dès l’ouverture de sa carrière), Hideo Nakata ou
Isabelle Clarke & Daniel Costelle. Bien sûr, en simple calcul, le deuxième
se « taille la part du lion » (nippon), fort de huit métrages en
commun, mais le premier ne démérite pas, affichant au compteur six duos (citons
en outre des « doublettes » avec les plus « obscurs » Kenji
Kamiyama, Shūsuke Kaneko, Shinsuke Satō ou Wilson Yip). Par-delà des questions
tangentes (et importantes) de diffusion, de distribution, d’accès aux partitions,
« en dur » (une pensée pour le CD presque défait, défunt) ou en
ligne, peut-être faut-il chercher, en partie, une explication à cette
discrétion en considérant le caractère hétérogène du corpus et le statut mésestimé (voire sous-estimé) des créateurs concernés.
Kawai, depuis ses débuts en 1986,
traversa moult frontières, son nom au générique de séries (dessinées)
télévisées, d’OVA (animation originale destinée à la vidéo, transcription
quasiment littérale du sigle), de video
games (pas ceux de Lana Del Rey) et
de films, de fiction ou documentaires, animés ou live. Pareillement, il s’inscrivit dans des genres divers encore
peu célébrés par les commentateurs classés généralistes et supposés spécialisés
(la romance, la science-fiction, l’horreur, le fantastique, le mélodrame).
Certes, la collection historique française – il sévit aussi sur le visiblement
risible Bloody Mallory commis ici – lui apporta une
visibilité avérée au moins sur le petit écran, en dépit de ses nombreux aspects
discutables ; cela ne suffit pas (à asseoir sa gloire) et la modestie
proverbiale, culturelle des ressortissants du Japon (j’utilise à dessein ce
stéréotype, nulle nécessité d’un procès en clichés) ne s’en offusque pas, sinon
y participe. Anyway, Kenji Kawai, ne
craignons pas de l’écrire, représente à nos yeux et surtout à nos oreilles l’un
des plus grands compositeurs de « musique appliquée » (reprise d’une
dénomination italienne) de sa génération, spécialement en relation avec les
images narratives ou immersives. Sexagénaire tokyoïte à la crinière improbable
(son blond décoloré nous remémore Limahl, histoire sans fin, en effet, de
déboires capillaires), aux lunettes fumées vintage,
l’homme, dans ses interventions en studio (matériel hi-fi ésotérique et guitares rutilantes à faire saliver l’admiré
Santana) ou en concert (un instrumentiste parmi les autres, cf. le Cinema
Symphony donné en 2007 à Yokohama), fait preuve d’une sérénité, d’une
disponibilité, d’une humilité forçant aisément le respect.
À l’instar de tout artiste (véritable)
connaissant sa valeur et la qualité de
ce qu’il produit (double sens), Kawai laisse à autrui, à des suiveurs moins
doués, plus laborieux, l’arrogance, la frime et le narcissisme (sans compter l’auteurisme adjacent). Auteur, Kawai
se révèle cependant l’être à chaque note, à chaque phrase musicale
immédiatement reconnaissable par ses fans
et le quidam. Céline (pas Dion, oh
non !), on le sait, assurait que chacun possédait une histoire, mais qu’il
ne naissait qu’un seul style (littéraire) par siècle (le roi de la ponctuation
affirmative ou évasive devait penser au sien, supposons). Celui de notre
compositeur s’identifie d’entrée par un art vraiment consommé, sis au sommet,
de la mélodie (idem emblème de
Hisaishi ou Sakamoto), une capacité à capter en une poignée de secondes l’attention
mélomane à la manière d’un François de Roubaix, à développer la ligne
rapidement et avec inventivité, par une orchestration originale ou l’apport
vocal. Le chœur féminin de Ghost in the Shell (Mamoru Oshii,
1995) rappelant les voix bulgares et leur « mystère » superbement
entrevu par Kate Bush sur l’album (le chef-d’œuvre) The Sensual World (le Trio
Bulgarka récidivera sur le moins convaincant The Red Shoes), la
cantate arthurienne d’Avalon (Oshii, 2001) admirablement
portée par la voix surnaturelle d’Elżbieta Towarnicka, muse de Zbigniew
Preisner durant sa période (picturale de Trois couleurs : Bleu, Blanc, Rouge)
kieślowskienne (allez réécouter l’aria inouï, dantesque, de La Double
Vie de Véronique) ou les vocalises féminines audibles sur Patlabor
2 (Oshii, 1993), Fate/stay night (studio Type-Moon,
2006) et Apocalypse, la Deuxième Guerre mondiale (Clarke + Costelle,
2009), viennent aussitôt à l’esprit.
S’il sait déployer, à l’occasion, des
accents celtiques (encore Fate/stay night) ou pop (toujours Patlabor 2) assez
irrésistibles, le vaste champ immanent de la mélancolie lui permet d’élaborer
de somptueux (et mémorables) moments de tristesse musicale à l’ampleur retenue.
En cristallisations, le poignant ruisseau noir familial de Dark Water (Hideo Nakata,
2002), le morceau aux airs de lamento présent dans (les glaces funestes de) Antarctic
Journal (Im Pil-seong, 2005), emprunté (puis développé) à Avalon
ou les affres du maître de Bruce Lee portraiturées dans Ip Man (Wilson Yip, 2010).
Une troisième voie (du samouraï, forcément) émerge avec l’élan épique, à la
Carl Orff, des percussions et des voix masculines d’Avalon (remarquez les
cloches tubulaires manipulées par le maestro en public, réminiscences sonores
de celles de Mike Oldfield popularisées par William Friedkin dans L’Exorciste),
des joutes chevaleresques au sabre du Seven Swords (2005) vitaminé de Tsui
Hark (pléonasme), des combats aériens de The Sky Crawlers (Oshii, 2008). Empereur
(premier, pas dernier) de l’orchestre (malgré une formation académique
écourtée) autant que de l’électronique (il « fit ses armes »
pacifiques sur des publicités à la TV, sur des dramatiques de radio), Kawai excelle
à mettre en valeur un instrument, une tonalité, une couleur élus avec une
délicatesse très asiatique, une sorte de grâce évidente, séductrice. Souvenons-nous,
dans le hasard du désordre de l’écoute renouvelée, de la boucle répétitive (pléonasme,
bis), des cordes anxiogènes et du piano
solo de Ring (Nakata, 1998), piano retrouvé, martelé à distance, en
support du chant d’exode, dans Apocalypse (son avatar électrique structure
le thème de Patlabor 2), des cloches en métal vertical à nouveau apparues
dans le ciel futuriste des Sky Crawlers, des grands tambours (wadaiko)
rythmant, construisant (le cyborg de)
Ghost
in the Shell, de la batterie surprenante sur Dark Water, Patlabor
2 ou Fate/stay nigh (violon assorti d’un carillon électronique au
même endroit).
Quant à la harpe (Avalon,
The
Sky
Crawlers ou Patlabor 2), elle fonctionne un peu comme un effet de signature
au temps de « l’âge d’or » hollywoodien, lorsqu’un Alfred Newman ou
un Franz Waxman ne rechignaient point à souligner leur nom sur le carton (du
générique) d’un singulier coup d’archet. La musique de Kenji Kawai s’affirme
résolument autonome, capable d’être écoutée, appréciée, en dehors de la
projection ou du visionnage, grâce à sa nature essentiellement mélodique.
Néanmoins, afin de servir le film ou le jeu, il sait aussi varier les plaisirs
phoniques et créer d’évocatrices séquences atmosphériques à l’aide de nappes
synthétiques ou de grincements métalliques (Dark Water). S’il fallait
résumer, en clin d’œil à la fable identitaire d’Oshii, la praxis du
compositeur, on dirait que, musicien « dans l’âme », il insuffle une
âme (lyrique) dans la machine (optique) du cinéma, il anime, littéralement, les
récits, les situations, les personnages de papier ou de pixels, il donne à entendre, d’une façon suprême, l’intériorité
d’êtres par définition fantomatiques, y compris, a fortiori, recouverts de chair humaine. La scène (récemment
découverte) de préparation culinaire dans
Avalon
demeure par conséquent un modèle exemplaire de transcendance d’une suite d’images
volontairement objectivées, neutres, pragmatiques, par un motif de quatre notes
qui parvient à lui conférer une grandeur endeuillée, un ton élégiaque de requiem en mineur pour une humanité
enfuie, à peine un instant regagnée (ironiquement à la cuisine canine). Un
phénomène similaire s’opère avec le thème de Patlabor 2 où l’orchestre
amplifie, ennoblit la seconde partie, redéfinit intensément le
« matériel » thématique, en mode endogène et non par le plaquage
paresseux d’un vernis (ou d’un glacis) artificiel et consensuel auquel recourt
à tort et trop souvent (pauvreté du pathos) la variété, française (souvenirs de
jeunesse du compositeur) ou américaine.
Les cinéphiles épris de mélomanie
reconnaîtront chez Kawai des échos de Pino Donaggio (sensualité diffuse), de
Claudio Simonetti (dimension opératique), de Bill Conti (énergie généreuse), de
Basil Poledouris (puissance ancestrale) ou de John Carpenter (l’aspect sériel)
mais ses œuvres, toujours marquées d’une absolue sincérité, d’un constant
renouvellement à l’intérieur d’un cadre de bases idiosyncrasiques,
n’appartiennent qu’à lui, définitivement et brillamment. L’objectif de notre
petit portrait, rétif au didactisme technique, à l’exégèse balèze, à la
compilation de (grande) surface, consistait à saluer, à célébrer le fraternel Kenji,
à donner envie de découvrir ou redécouvrir son univers. Ceux qui le désirent
pourront, dans le sillage de nos mots, délicieusement se confronter à plusieurs
extraits des titres supra sur une
thématique communauté baptisée (en astuce de déclinaison, davantage qu’en
référence à Bergman) La Septième Note. Souhaitons-leur le
meilleur de l’Orient tressé au plus plaisant de l’Occident.
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