Remember : Papy fait de la résistance
Suite à son visionnage sur le service Médiathèque Numérique, retour sur
le titre d’Atom Egoyan.
Tantôt sonnera l'heure où le divin Hasard,
Où l'auguste Vertu, ton épouse encor vierge,
Où le Repentir même (oh ! la dernière auberge !),
Où tout te dira : Meurs, vieux lâche ! il est trop tard !
Baudelaire
En observant l’ouverture de Remember,
travelling avant plein cadre sur un
visage vieilli endormi, on se dit que nous voici loin du formalisme de discours
et de récit des premiers films de l’auteur. Un temps paresseusement associé par
la critique, au siècle dernier, en vertu d’une nationalité partagée, à son
compatriote Cronenberg, Egoyan élabore depuis une trentaine d’années une
filmographie équilibrée, régulière (quinze longs métrages à ce jour + quelques
incartades à la TV, pour les nouvelles versions de La Quatrième Dimension et
Alfred
Hitchcock présente). De ce corpus
canadien, Exotica (veine « érotique » prolongée par Chloé,
resucée infidèle, lesbienne, de « notre » Nathalie…) constitue le
pivot, le moment de basculement (dans la reconnaissance journalistique) d’un
ensemble de titres encore confidentiels vers des narrations moins intimistes
(voire expérimentales) et plus amples, au risque du romanesque et du Scope.
Souvent intrigants, parfois languissants, ils parvenaient, à leur meilleur, à
tresser un réseau de relations complexes entre des êtres opaques, à raconter,
de manière elliptique, détournée, des histoires de famille problématiques, des
contes de fées pour adultes où la familière étrangeté des psychés se donnait à
voir auréolée d’un constant humour noir. Ainsi, Arsinée Khanjian incarna un
sommet (maternel) de drôlerie maladive dans Le Voyage de Felicia,
relecture du Petit Chaperon rouge sur un air de Kate Bush, tandis que De
beaux lendemains, adapté d’un roman de Russell Banks, reformula dramatiquement
(accident d’autocar rempli de gosses) la figure du légendaire flûtiste (vengeur)
de Hamelin, dans le sillage seventies
(et davantage folâtre, apparemment) de Jacques Demy.
Proches Parents usait de la (alors fascinante,
réflexive) vidéo en lien familial, en réinvention des identités, (cinq ans) avant
Steven Soderbergh (Sexe, Mensonges et Vidéo, 1989) ou plus tard Michael Haneke (Benny’s
Video, 1992), Remember pouvant d’ailleurs se lire
en réponse alerte, mobile, au huis clos dépressif de Amour (et en fuite
solitaire délestée de l’érotisme de la vieillesse présent dans Gerontophilia,
autre référence évidente). Quant à The Adjuster, il posait la question
de la censure, des images interdites (du X), à évaluer, cependant que La
Vérité nue reposait sur le secret mortel d’un « ménage à trois »
vintage. Tous ces éléments, à des
degrés divers, avec des intensités différentes, se retrouvent dans Remember
tant, parfois, les films dits de commande (initiative de Robert Lantos, le
producteur de Crash, eXistenZ, Les Promesses de l’ombre
mais aussi de Léolo, Excès de confiance, Le
Voyage de Félicia, La Vérité nue et Ararat,
sur un scénario astucieux du débutant primé Benjamin August, naguère directeur
de casting pour… Fear Factor !) synthétisent et portraiturent leurs « exécutants »
mieux que le plus personnel des projets autobiographiques. Cerise (musicale)
sur le gâteau du CV, « l’atomique » réalisateur se piqua d’opéra, à
l’unisson d’un Bill Friedkin ; il monta chez lui une Walkyrie en 2004, comme
un présage à la présence (cohérente et surprenante, Isolde au piano) de
Wagner dans Remember. Co-production germano-canadienne bien reçue à Venise
et pourtant malmenée (ou ignorée) par les spécialistes de la réception en
salle, ce récent échec commercial (et ultime film du cinéaste à ce jour) mérite
mieux que le mépris bien-pensant – un thriller
à partir de la Shoah ? Vous n’y pensez pas ! –, l’indifférence de
préférence polie ou les louanges disproportionnées, surtout par rapport à sa
simplicité revendiquée.
Certes, le principe temporel de
l’amnésie immédiate (et le renversement de rôles final) rappelle le Memento
de Nolan, avec le corps en aide-mémoire cartographique ou calligraphique du
proche passé. Surgissent néanmoins deux références précises et supplémentaires
lors de cette ironique, tragique et drolatique chasse au nazi dans un Ontario
bucolique, pacifique, à la bienveillance finissant par être au mieux naïve (un
vieux monsieur suscite a priori la
confiance, sinon l’assistance) et au pire inquiétante (sidération de découvrir
la part d’ombre impardonnable de son géniteur) : William Wilson de Poe
(narcissisme létal d’Alain Delon selon le Louis Malle des Histoires extraordinaires)
et Le
Sabbat dans Central Park de William Hjortsberg (devenu Angel
Heart, polar publicitaire d’Alan Parker, avec ses ventilateurs de
malheur battant le vide esthétique des années 80). Remember, très brièvement
résumé, nous conte la parabole (matez-moi ce plan à la grue, qui ne cesse de
s’élever pour venir cadrer, en imperceptible plongée, dans l’immensité du
paysage, la maison du flic digne de son père, collectionneur de reliques du
Reich, comme si l’œil de Dieu, ou de Yahvé, se penchait sur cette destinée pour
la juger, avec un ersatz hardcore de
la loi du talion) d’un arroseur arrosé (par l’eau chaude issue d’un sinistre
pommeau de douche sans doute acheté dans une plomberie polonaise du côté
d’Auschwitz, par le sang d’un hargneux berger forcément allemand, répondant au
doux nom d’Eva, celui de Blondi pris, de son maître en beau spécimen amène de
célibataire white trash à la furie antisémite, tous deux illico occis par l’expert ressuscité).
Zev (loup en hébreu) Guttman traque
un Rudy Kurlander en quatre exemplaires, jeu du chat et de la souris à
l’ombre (à la nuit, au brouillard) des camps d’extermination, aiguillé dans sa
quête justicière (à la Bronson plutôt qu’à la Nuremberg ou Jérusalem, procès
médiatiques) par Max Rosembaum, cerveau en fauteuil roulant à l’instar du
professeur Xavier des X-Men (dans la transposition de Bryan Singer, amateur
notoire de cet univers, cf. son Un élève doué d’après la novella de
Stephen King, Magnéto, enfant, tâte du camp de concentration, rien de tel pour
vous forger un caractère de dictateur pas vraiment chaplinesque). Le vieillard,
en effet, hélas (ou tant mieux pour le manipulateur épistolaire), souffre de démence
sénile et d’une confusion temporelle déstabilisante. Par respect d’une promesse
faite à sa femme (« Ruth » murmure-t-il en leitmotiv bien peu
wagnérien) qui vient de mourir, le voilà muni d’un billet ferroviaire, d’une
poignée de billets verts, à tailler la route, son fils à ses trousses, en ange
exterminateur fragile, anachronique, relié au monde par de jolies rencontres
avec des enfants et au téléphone de son ami resté dans la maison de retraite,
QG sous assistance respiratoire. Il faut venger les morts, lutter contre le
temps, l’épuisement, aller de fausses pistes (le soldat de Rommel se fichant
des Juifs mais pas jusqu’à commettre un génocide – celui des Arméniens en
répétition ? – qu’il trouve, longtemps après, « honteux ») en
excuses (survivant homosexuel caressant délicatement les cheveux blancs du
repentant venu le tuer) et pourquoi pas s’acheter un Glock fabriqué en Autriche
à un vendeur entrant les coordonnés du client dans le registre du FBI, lui
écrivant à sa demande le mode d’emploi du flingue, quitte à visiter stoïquement
le petit musée des horreurs du fiston du cuistot en juvénile extase durant la
nuit de Cristal (pièce suprême, une édition originale de Mein Kampf estimée à six
cents euros, pas encore disponible sur Amazon ni leboncoin, dommage).
Programme chargé pour notre protagoniste,
avant qu’il n’arrive, tel Ulysse de retour à Ithaque, après cette série à
répétition (un parfum de Boucles d’or et les Trois Ours), au « lieu »
(énoncerait le conducteur de la loco dans Shoah) adéquat, chalet de rondins very cosy
(les Trois Petits Cochons ouvriront-ils la porte ?) avec piano, partition,
maîtresse de maison ignorante du passif de son paternel et vue imprenable (pas
celle du haut d’un mirador) sur les abords du lac Tahoe en fond de fleurs et de
verdure. Il y rencontre le Diable, nommé Kunibert Sturm (und Drang,
évidemment), pas le bon, pourtant. S’ensuit une rapide cérémonie impromptue,
contrainte, d’aveux en contre-plongée (un homme possiblement écrasé par le
poids des années, un tortionnaire piégé par la somme de ses péchés), suivie
d’une double détonation et d’un épilogue dans lequel le stratège, devant le JT,
flanqué d’un auditoire incrédule, affirme au contraire la pleine
connaissance/conscience de l’acte par son auteur à la mémoire in fine recouvrée. Zev Guttman cherchait
désespérément un Otto Wallisch déjà là, en lui, dans les replis cérébraux de
son amnésie d’abord volontaire puis organique, cognitive. Tel l’agent de la
brigade des stupéfiants dans Substance Mort de Philip K. Dick,
qui en vient à croire à sa propre couverture, à se prendre pour elle, à
fusionner avec un lui/je schizophrène inventé pour espionner, trahir, Zev (ré)apprend
au finish sa véritable identité
(« We’re too old for lies » confiait-il, arme à la main, à son
premier homonyme), paie l’insupportable souvenir au prix de sa vie. Cette fable
sur la mémoire, sur son « devoir » et sa précarité, combine
habilement l’histoire et l’Histoire, joue des apparences – un (faux) numéro
tatoué sur la peau de l’avant-bras – et des dénis (Toute ma vie sera mensonge
si l’on en croit Henri Troyat) littéralement invivables.
Film de chambre picaresque, linéaire,
au présent, tendu entièrement vers sa résolution-révélation, Remember
s’autorise agréablement, librement, des pauses de rire (devant un dessin animé,
l’enfance et la vieillesse réunies par une part commune d’indulgence complice,
d’innocence amusée), de cocasserie (vigile d’un magasin de vêtements
compréhensif puisque nostalgique de son premier (amour) pistolet), de beauté
appréciée en silence (morceau de Moszkowski, prélude dans une chapelle
d’hôpital) et même de poésie (Zev plonge la main dans une fontaine intérieure
d’hôtel, mur d’eau en avatar du fameux fleuve philosophé par Héraclite,
derrière lequel les voyageurs paraissent des silhouettes purement abstraites,
en présage du mur du générique de fin, aux graffiti à la craie, strié de lignes
horizontales entre la portée de notes et le fil de fer barbelé). Egoyan
parvient à tisser son thriller à une
étude de caractère (presque grabataire, implicitement suicidaire) dont la
subjectivité discrète (sirènes et explosions assourdies sur la bande-son) semble contaminer jusqu’à des wagons inoffensifs aperçus
au loin, en reflet sur la vitre d’un train (dispositif méta par excellence). Le
voyage de Zev, comme celui de Félicia, revient à démasquer les monstres remplis
de sympathie et de banalité (à la Hannah Arendt) tapis en chacun, en tous, dans
ces deux-là. La surface accueillante, verdoyante, dissimule de très noirs
secrets cristallisés en coda dans une photographie en noir et blanc jusque là
invisible et à l’intérieur du champ, en rime à La Lettre volée de Poe (bis), celle d’un officier SS au fier
autoportrait, protégé une vie entière par la défroque d’un prisonnier mort.
Entouré techniquement d’avérés
talents (le fidèle Mychael Danna signe une partition impressionniste au lyrisme
grave, et Madame Egoyan elle-même, pianiste, y contribue, Paul Sarrosy, idem, éclaira Classé X, le biopic télévisuel des frères Mitchell ou
le remake du Wicker Man avec une
similaire douceur, une égale finesse) et d’une distribution assez exemplaire
(Christopher Plummer, émouvant, refroidissant, domine aisément une kyrielle de
qualité composée par Martin Landau, Bruno Ganz, Dean Norris & Jürgen
Prochnow, méconnaissable sous les prothèses en latex), notre réalisateur filme modestement, via un classicisme de champs-contrechamps, de plans larges ou
rapprochés millimétrés (malgré une ou deux prises, au début, en caméra portée
contrôlée), son odyssée mémorielle et mortelle. La bienheureuse brièveté du
métrage (disons quatre-vingt-dix minutes) lui permet d’échapper à l’enlisement
du « film à sketches » (la structure en saynètes peut l’évoquer).
Pareillement, sa légèreté (malgré ou en raison du sujet) évite la lourdeur du « film
à thèse ». Atom Egoyan, transformé en humble artisan, prend bien garde de
ne pas se risquer à représenter l’irreprésentable (il ne suscita donc pas l’ire
iconoclaste de Claude Lanzmann), ni à remettre en cause l’aporie morale du vigilante movie. De Remember, petit film (grenouille) solide
ne jouant pas à se grossir (bœuf), pas plus à étoffer la (trop) longue liste
d’un sous-genre discutable car lacrymal et lucratif – le filon de « l’Holocauste »,
comme on appelle aux USA la « Shoah », à la suite d’un feuilleton
célèbre conspué à raison par Peter Biskind dans Mon Hollywood –, il nous
plaît également de retenir la (double) moralité adulte, à propos de l’ennemi
intime au miroir (inutile de parcourir la Terre entière afin de l’apercevoir) et
du Temps (qui détruit tout, nous souffle Gaspar Noé) qui ruine les corps, les
esprits, partout (infaillible rendez-vous démocratique à Samarcande, assure la
légende perse, memento mori,
formule-t-on ici), qui n’oublie rien, jamais (plat glacé de la vengeance), qui
sait toujours, in extremis, prélever
son funeste (ou juste, selon le point de vue) écot, à Toronto ou Birkenau.
Merci pour votre article, Jean-Pascal. C'était l'un des meilleurs films de 2016. J'en ai même fait une vidéo : http://marlasmovies.blogspot.fr/2016/03/video-pourquoi-il-faut-aller-voir.html
RépondreSupprimerMerci à vous, Marla, et doublement, donc ; bel accent, de surcroît !
SupprimerUn témoignage filmé comme un modeste écho : "Increvable" de Pierre Menahem
RépondreSupprimerhttps://vimeo.com/256547398
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2016/09/la-gueule-ouverte-mia-madre.html
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