Older : Avec le temps
Deux « décades » après sa sortie, court retour sur le
chef-d’œuvre du réellement regretté George Michael.
A thing of
beauty is a joy for ever:
Its
loveliness increases; it will never
Pass into
nothingness; but still will keep
A bower quiet
for us, and a sleep
Full of sweet
dreams, and health, and quiet breathing.
Keats, Endymion
Plus âgé, affirme le titre du disque,
quand la chanson éponyme interroge : Don’t
you think I’m looking older ? En 1996, George Michael atteint l’âge
christique de trente-trois ans et sort d’un procès avec Sony, arrangé à
l’amiable, rassurons-nous, dans le sillage de l’insuccès commercial relatif, par
rapport à Faith (1987), de Listen Without Prejudice, Vol. 1
(1990). Dix années après le dernier album
de Wham !, Music from the Edge of Heaven, dont l’intitulé céleste pourrait
significativement servir à définir celui abordé aujourd’hui, il obtient un
nouveau contrat chez Virgin au Royaume-Uni, DreamWorks aux États-Unis, Canada
inclus, et entreprend, notamment, de rendre hommage, sans coming out intempestif, certes,
malgré un look implicitement gay, in
a way, dixit l’intéressé, à Anselmo
Feleppa, son compagnon perdu en 1993, l’une des nombreuses victimes, pas
seulement homosexuelles, du SIDA, puisque la « salvatrice »
trithérapie ne se généralisera qu’autour de la décennie suivante. Older,
conçu en trois ans, se voit dédié, outre l’amoureux enterré, à un second
Brésilien, le légendaire Antônio Carlos Jobim, trépassé, lui, en 1994.
L’auteur-compositeur-interprète joue les instrumentistes, les arrangeurs,
enrôle pour deux morceaux les paroliers (également aux claviers) Jon Douglas (Spinning
the Wheel + producteur associé) et David Austin (You Have Been Loved), s’entoure
du saxophoniste ténor Andy Hamilton et du trompettiste Steve Sidwell, sample Forget
Me Nots de la féminine Patrice Rushen (sur Fastlove) et, last but not least, produit l’opus, également disponible en décembre
1997 dans une double édition « limitée », Older & Upper,
augmentée de faces B, de remixes, de
clips, via sa société malicieusement
nommée Ægean, clin d’œil à la mer entre la Grèce et la Turquie, co-créée avec Andros
Georgiou, un ami d’enfance.
Promu à la BBC puis, en version
acoustique, très soul, lors d’une
session de l’émission MTV Unplugged, reconnu principalement en Europe et son auteur primé grâce à ses lyrics aux Ivor Novello Awards britanniques, l’allant disons publicitaire de l’ouvrage se
voit stoppé net par le décès de sa mère, d’un cancer, en février 1997 ; à
ce jour, apparemment, huit millions d’auditeurs le possèdent à demeure, tel
votre serviteur. Older, disque de, sur, et presque appelant le deuil, constitue
le pivot d’une brève discographie solo étalée sur dix-sept ans, de 1987 à 2004,
étoffée d’à peine cinq items, et même
si l’on trouve encore de très belles choses dans l’ultime Patience, au-delà du
satirique Shoot the Dog, sans doute la chanson préférée de George W. Bush
et Tony Blair, alors que Songs from the Last Century (1999) reprenait
façon jazz des standards de Sting, Bono, Johnny Mercer, Dimitri Tiomkin, Lorenz Hart
& Richard Rodgers ou Cole Porter, parmi d’autres, il demeure un sommet en
soi, un acte de foi et une victoire tout sauf illusoire remportée sur la mort,
sur toutes les morts, y compris, bien sûr, la sienne, survenue mystérieusement, comme
chacun sait, en décembre dernier. « Disque de la maturité », en
effet, pour une fois l’expression paresseuse ne ment pas, Older dure cinquante-huit
minutes et comprend onze plages, la dernière, Free, instrumentale, à la
saveur orientale, à lire, à écouter, en récapitulatif de ce qui précède, à
l’instar d’un résumé sonore ouvert sur l’ailleurs, d’une carrière et d’une terre,
conclue par une déclaration chuchotée, l’aveu généreux d’une clarté à
partager : « Feels good to be free ». Sur la pochette, une
photographie retouchée, radoucie, de Brad Branson, au noir et blanc à la
Harcourt, le chanteur arbore un bouc et un regard délicieusement
méphistophéliques, le visage un peu ridé, un peu creusé, à moitié plongé dans
les ténèbres, la partie gauche, côté sinistrement connoté, angéliquement apparent,
au sein de laquelle brille un œil vert nous avisant au présent et d’outre-tombe,
relecture mutine de sa rime hugolienne attribuée à la victime biblique de
Caïn.
La « messe » musicale
débute par le séraphique Jesus to a Child, chant d’amour au
disparu, célébration de sa présence pérenne, surtout dans les moments de
solitude, de déréliction. Une voix à la fois proche et lointaine, notez le
discret effet de réverbération à la limite de la résonance ecclésiastique,
charnelle, éthérée, en écho à la dichotomie graphique et symbolique du
clair-obscur décrit supra,
transfigure, ne vous offusquez pas qu’un athée emploie à dessein un tel
vocabulaire religieux, l’élégante simplicité précise des paroles. L’amant(e),
selon votre orientation sexuelle et sentimentale, neutralité magnanime permise
par l’indécision du pronom personnel you
et des participes passés dépourvus d’accord sexué, devient un avatar du
« messie », si doux et à l’aise avec les enfants venus à lui
gentiment, volontairement, « honni soit qui mal y pense » à
notre ère d’hystérie pédophile. La beauté de la mélodie s’offre d’entrée,
portée par une guitare habile et dépouillée, met en relief un « pont »
poignant consacré à la substitution identitaire, amoureuse, au souvenir devenu
essence. Fastlove fait l’éloge express
de l’amour rapide, purement « physique et sans issue », rajouterait
Gainsbourg, baume pour les sens et le cœur encore souffrant de l’absence de
l’être cher ou chéri, fausse contradiction qui s’amuse avec les contraires, se
lever, se baisser, de nuit, au soleil, éducation contre conversation en passant
par affirmation. Au passage, celui qui refuse d’être étiqueté « Mr. Right »
semble prendre ses distances avec la parentalité, hétéro ou homo, et conclut
par un œcuménisme des corps, entremêlés, dans l’habitacle d’une BMW !, en
une seule et même religion adulte, ludique, étrangère à la stupidité, à la
cupidité des besoins mesquins, tout ceci scandé sur un beat de R’n’B irrésistible, assorti de fins chœurs féminins.
Arrive Older, chant de désamour
et de désillusion, à la mélodie somptueuse, vénéneuse, à la trompette de « film
noir » à la Bogart, chanson de négation – I’m not the man that you want – et d’émancipation, de bénéfique
transformation. Ici, vieillir équivaut à changer en mieux, à mûrir, à refuser
les vieux combats d’autrefois, à suivre une autre route, empreinte d’une sagesse
blessée, résiliente, direction à l’unisson de l’album lui-même. Sur un rythme de syncope psychotrope, de chaloupe
urbaine ou, pourquoi pas, marocaine, Spinning the Wheel évoque les nuits
d’insomnie d’un amant esseulé, son comparse, parti froisser d’autres draps,
d’autres sensibilités, faisant tourner la roue, de la torture à la Conan
le Barbare, de l’incertitude dangereuse, voire létale, en ces heures de
sexualité risquée, mais, heureusement, « la roue tourne », et « l’esclave
de l’amour », susurrerait Bryan Ferry, se révolte, dit enfin stop. It Doesn’t Really Matter,
chanson douce-amère énoncée sotto voce, paraphe la séparation des amants, prône
avec désinvolture et blessure que tout cela, finalement, ne compte pas tant,
que le mur paternel ne put être renversé, que le patronyme changé n’empêche pas
de croiser de vieilles connaissances en forme de réminiscences, qu’il faut
apprendre à vivre avec la honte, la douleur, sans plus se soucier d’un passé
impossible à conjurer, à regarder de dos, en Orphée pétrifié. Reposant sur un
motif de neuf notes exécutées avec une sorte de cithare numérique, The
Strangest Thing élabore une élégie de l’aveuglement volontaire, la
présence d’un menteur en esprit et d’un voleur au lit, au risque d’y perdre son
âme, de demander, d’une voix haut perchée, encore une fois, de l’amour à faire,
à recevoir, d’exiger doucement d’être soigné par le crime d’autrui, de l’élu
que l’on ne reconnaît plus.
To Be Forgiven, la pièce la plus influencée par le
style de la bossa nova, déploie la métaphore filée d’une rivière du désir, du
pire. Le chanteur veut être sauvé de lui-même, sollicite le pardon, la
libération, de l’enfant d’hier, de ce moi maintenant méconnaissable et continue
à plonger dans sa propre obscurité, enlacé par une phrase gracile, obsédante,
comme issue de L’Après-midi d’un faune transposé depuis Mallarmé par Debussy. Mais comment être absous quand on ignore la cause de son péché ? Entamé en
reprise du magnifique What’s Going On de Marvin Gaye, que
George Michael, évidemment, connaissait, admirait, faux live avec bruits de conversations, de libations,
d’applaudissements, Move On appelle au mouvement, à l’élan, au changement de saison
après le long hiver, au réveil après la fête crue éternelle. Au jeu hasardeux, jazzy, de la vie et des amours, on perd un peu toujours, on voit des choses que l’on
ne voulait pas, on se voit secouru par un ange miséricordieux. L’entraînant
chant de renaissance festive se clôt sur un espoir et une promesse :
« I’m gonna be lucky in love someday ». Avec Star People, pareille à
une réponse à Freedom, la persona
de George Michael se démasque, pour ainsi dire, se démarque de toutes ces
étoiles mortes encombrant notre modernité médiatique. Il ne leur ressemble pas,
pas totalement, il ne se compte pas parmi elles, eux, ensemble de névrosés aux
billets verts propres à ravir les disciples freudiens, entre rêve, de gloire
dérisoire, et cauchemar, « climatisé » si l’on en croit Henry Miller.
Du reste, qui se soucie sincèrement de leurs petits tracas, du moment qu’ils paient
le loyer ?
Plus sérieusement, sur quoi se bâtit, de quoi se nourrit une véritable étoile ? Harcèlement, en classe, désagréments,
familiaux ? Et, surtout, de quel prix faut-il payer cette doublement
chère, fondamentalement éphémère, notoriété ? Older atteint son
inoubliable acmé avec le bouleversant You Have Been Loved, le titre le
plus autobiographique, narratif et introspectif de l’album. Une femme et un homme, la mère et l’amant, se rendent sur la
tombe du défunt pour la fleurir. Elle passe devant son école inchangée, elle
repense aux batailles pour lui donner le jour, elle aima cet homme durant toute
sa brève vie à lui et pourtant l’enfant devenu grand disparaît dans ses bras,
en dépit des prières paumes jointes. La cruauté du monde ne nous épargne rien,
il existe tant à perdre, tant à savoir sans le vouloir. Elle s’adresse dans sa
tête au fils qu’il lui reste, le premier emporté par Dieu, qu’il ne faut pas
croire mort. La « chair de sa chair », à présent évanouie, paraît
caresser son regard, le purifier avec un duvet d’ailes d’anges, à faire pleurer
les diables eux-mêmes. Elle parviendrait presque à se convaincre que tout va
bien, tandis qu’elle cherche en vain les raisons de son crime. L’artiste ne se
limite pas à reformuler la pietà
traditionnelle, à incarner, donner voix et corps à sa mater dolorosa
contemporaine, il redevient homme dans les dernières paroles, solitaire, sans
descendance, pas sans espérance, incite l’absent à être fervent, lui recommande
de prendre soin de lui. « Tu as été aimé », cela rien ne peut le
contredire, et cela devrait suffire, à vivre, à respirer, à chanter, à se
réjouir par-delà la douleur incompréhensible, insupportable, apaisée. L’amour
existe, martelait, de manière rageusement ironique, Maurice Pialat.
Avec You Have Been Loved,
George Michael le « prend au mot », dispense en viatique à toutes nos
questions sans réponses l’amour d’une mère, d’un ami-amant, d’un frère par
procuration, au sens le plus profane et sacré du terme. La délicatesse extrême
du thème musical, exposée dès les premières secondes, la dimension
d’apesanteur, de dédoublement, quasiment astral, dans laquelle baigne le
morceau, n’en finissent pas de subjuguer, remuer, interroger sur les pouvoirs de
la musique dite, avec une condescendance certaine, populaire, sur sa capacité à
friser le sublime, au Brésil ou en Angleterre. Quant à Free, on le disait, il
prend congé avec originalité, énergie, un tempo alerte dissous dans l’aveu
d’une liberté regagnée. On s’en aperçoit, Older mérite grandement sa
découverte, sa redécouverte, disque suprême, sensuel et spirituel, subjectif et
collectif, à ranger au côté du Getz/Gilberto (1964) de Stan et João,
du Pet
Sounds (1966) de Brian Wilson et des Beach Boys, du What’s
Going On (1971) de Marvin Gaye, du Berlin de Lou Reed (1973), avec un accessit pour Présence humaine (2000)
de Michel Houellebecq/Bertrand Burgalat, c’est-à-dire un OVNI poétique,
hypnotique, et quatre chefs-d’œuvre intégraux, in extenso, indéniables, incontournables, sinon immarcescibles.
Laissons le didactisme et la technicité à ceux qu’ils intéressent, qui en font
le commerce, restons-en à l’émotion, à la verbalisation, ni musicologue ni groupie, tant mieux ou tant pis, pour
vous et nous.
Notre visite vivante au pays des
morts, une fois encore, le disque expression alors en accord avec celle, fantomatique,
du film, mémoires mortes et vives à sonder, ranimer indéfiniment, la musique et
le cinéma, tous deux par ailleurs arts du temps, du mouvement, convient-il
vraiment de le rappeler, ne visait qu’à célébrer un album et un artiste majeurs, débarrassés de l’amas d’imageries
autour et sur George Michael, dans une perspective presque structuraliste, en
tout cas privée, manque assumé, des justifications biographiques, anecdotiques,
des interprétations scolaires, universitaires, de la myopie d’un Sainte-Beuve,
justement « taclé » par Proust, se livrant à l’anatomie des poèmes et
de la prose d’un Baudelaire ramené, réduit, aux « démons », aux
« obsessions » et aux « vices » d’un CV. L’œuvre, pour le
meilleur et le pire, finit par se dissocier de la vie de son créateur, par
appartenir à celui ou celle qui la reçoit, qui la pénètre, se laisse pénétrer
par elle, de préférence sans « virer sa cuti », merci. Écoute(z)r
sans préjugé, réclamait à raison George Michael et nous venons de le faire au
fil du temps, du track listing, de
l’écriture synchrone, synchronisée, de cet article. Dès 1996, dans notre
vingtaine peu sereine, nous savions reconnaître la beauté, l’intensité,
l’intelligence et la souffrance réunies dans ce superbe coffret de sons et de
frissons ; une vingtaine d’années plus tard, le miracle laïc advient à
nouveau, pourvu d’une profondeur déjà là naguère et cependant pleinement
consciente à la sombre lueur dédoublée du « milieu de la vie » de Dante. Peu
importe l’âge, essentiel néanmoins : Older vous attend vaillamment, ici pour les lyrics et là pour les
chansons – une chose remplie de beauté ne meurt jamais, oui, et George Michael,
dans son écrin sonore magistral, dans son cercueil de plastique et de cristal,
vivra longtemps en nous, oreille, cœur et cerveau. Ciao, bello.
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