Pollock : Ivre de femmes et de peinture
La biographie d’un peintre ? L’autobiographie d’un acteur, surtout…
Projet porté durant dix ans (en
parallèle à des versions inabouties avec Barbra Streisand/De Niro et Pacino), qui
n’intéressa personne, ni les compagnies dites indépendantes, ni les « grands
studios », film tourné en cinquante jours, pour lequel Ed Harris paya de
sa poche (il co-produit), de son poids (quinze kilos pris sous la surveillance
d’un entraîneur) et de sa santé (repos de quarante-huit heures en réparation
d’une carence globulaire, cinq points de suture sur une main suite à la « cascade »
avinée en vélo), Pollock retrace les quinze dernières années terrestres d’un
artiste « réformé P4 », alcoolique, immature, au fil du temps de plus
en plus violent, envers les autres et lui-même, jusqu’à une sortie de route à
trois en forme de suicide « involontaire ».
Il suffit parfois d’un mot ou d’une
réplique pour résumer une œuvre, à tout le moins « éclairer » (non
élucider) son protagoniste, et le spectateur attentif doit écouter l’une des
femmes de la « tribu » de proches et d’amis disant au passage, sans
s’attarder, que les enfants à l’étage écoutent l’histoire de Peter Pan.
La gloire pour un temps accueillie
dans la (« vraie » à l’extérieur, aux intérieurs reconstitués) maison
des Springs à Long Island, dans cette solitude à deux, rurale et provinciale
après le meublé, les rencontres et les expositions à New York, Pollock fait
penser au héros de James Barrie.
Homme autodestructeur –
créer/détruire : la vie d’un artiste, spécialement celui-ci, oscille entre
les deux activités contradictoires, cependant spéculaires – et brûlé de
l’intérieur par l’on ne sait quel feu noir (Harris, bien lui en prend, aidé par
l’économie du budget, élude les scènes d’enfance à vocation explicative et ne
suggère aucun « traumatisme fondateur »), Jackson lutte avec des
tubes puis des pots de peinture contre ses démons intimes qui finiront par lui
voler son talent, le volant et sa vie (il ne peignait plus depuis un an).
Lee Krasner, son ange gardien, son
point d’équilibre, son amoureuse maternelle et sa tendre rivale de toile (très
juste et « oscarisée » Marcia Gay Harden, au look et au personnage en rime à ceux de Diane Venora pour Bird
d’Eastwood, autre biopic sur une
ascension puis une chute « à l’américaine »), le quittera sans retour
(elle gérera toutefois, fidèlement, la succession, sa propre palette épanouie
par la disparition), à bout d’insultes (misogynes, antisémites) et de chaise
cassée, de table renversée (à Thanksgiving, de surcroît), d’aventure sexuelle imposée
sous son nez (Jennifer Connelly, la belle et jeune « dernière chance »
condamnée à ne briller qu’en luciole, dans une époque obscurcie par Pearl
Harbor et le « péril atomique » démontré au Japon, cf. le guilleret Panic sur Florida Beach situé dans les sixties).
Il survivra deux semaines à la séparation,
solitaire incapable de vivre en compagnie d’autrui autant que de rester seul
entre les quatre murs d’une chambre, enfant dans un corps d’adulte
recroquevillé en position fœtale, sur un lit de propriétaire ou, plus tôt, un
grabat « de fortune » en pleine rue, sous les yeux de gamins
incrédules.
« Recueille-moi »
implore-t-il Lee, dans sa crasse et son désespoir constitutif, et elle va le
protéger une décennie, le hisser jusqu’à la renommée, héraut inlassable de sa
grandeur, intermédiaire lucide et dévouée auprès de Peggy Guggenheim (Amy
Madigan, Madame Harris à la ville) et du si petit monde de l’art (new-yorkais,
international).
Après une nouvelle critique (amicale,
du mentor Clem Greenberg), Pollock hésite à maculer son tableau, puis, une fois
la célébrité advenue, s’en gargarise, lecture de revues étrangères à l’appui,
avec une compréhensible insistance auprès de sa famille, qui s’en fiche et le
renvoie à ce qui importe vraiment (les gens, les sentiments).
Que devenir quand votre principal
soutien vous abandonne, et pour de bonnes raisons ? Comment exorciser une
béance identitaire capable de vous rendre improductif, stérile, hargneux et
saccageur ?
Disons, en se laissant porter par la
vitesse excessive d’une automobile vintage,
votre dernière conquête et son amie en passagères épouvantées, hurlantes en
vain dans la nuit campagnarde, bleutée, silencieuse (joli travail autarcique
sur la perception sonore du conducteur).
L’hiver des saisons (Lee utilise
quelques lignes d’Une saison en enfer au début de leur rencontre) répond à celui
du cœur, tandis qu’un chien gisant sur la route (Pollock le ramène pieds nus à
un vétérinaire, incarné par le père de Harris) s’avère un bien mauvais présage.
« La roue tourne »,
impitoyable, et l’aisance financière, la reconnaissance désirées, ne durent
qu’un temps, le bonheur éphémère glisse entre les doigts in fine délivrés du
pinceau, de la bouteille.
Pollock, homme-enfant probablement
vierge lors de sa première étreinte avec Lee – elle se déshabille à contre-jour
et il la rejoint lentement dans la profondeur de champ d’une perspective
« purement visuelle » (commentaire audio de l’acteur-réalisateur),
pour le plan le plus érotique et réfléchi du film –, piètre amant auprès de sa
mécène, paraît perdu à l’ouverture du récit, signant un autographe (Debbie
Reynolds en couverture de Life) dans un élégant costume mais
échangeant avec celle qui l’aime et qu’il aime, même mal, un regard
« d’une infinie détresse », que le montage complétera plus tard dans le déroulement, puisque la
narration se voit ainsi « contextualisée », sur les conseils en effet
avisés de Walter Murch.
Harris, pour son premier opus derrière (et devant) la caméra (Appaloosa,
sympathique, soigné, superflu, convaincra moins), s’entoure dans la diégèse et
sur le plateau de femmes courageuses, audacieuses et talentueuses (citons Candy
Trabacco en assistante de production et « bras droit » dissimulé par
l’objectif, Lisa Rinzler à la photographie, Lisa Lawley en « copieuse »
et coach inspirée).
Les scènes de peinture « à
proprement parler » se signalent par un usage maîtrisé du steadicam, parvenant à saisir et à
transmettre l’énergie de l’artiste, cet élan vers la toile immaculée, à
recouvrir en entier, pendue au mur ou couchée au sol.
Le jeu de l’acteur, la musique vive et
fine de Jeff Beal (Americana
élégiaque du reste de la partition), s’accordent avec le geste créatif, cette
chorégraphie mystérieuse, alchimique, rétive à tous les discours et toutes les
exégèses (« Je ne fais que peindre »).
Celui qui voudra résoudre l’énigme
(esthétique, existentielle), mettre en scène l’événement à sa façon,
enregistrer son avènement équipé de sa caméra 16 mm, Hans Namuth, perfectionniste
et directif, capturant Pollock à travers une vitre horizontale, bien avant la
transparence verticale de Clouzot au service de Picasso (« J’emmerde
Picasso ! Il a déjà tout fait », l’une des premières lignes de
dialogue, dans un escalier où trébuchent les deux frangins « imbibés »,
en écho objectif aux frères van Gogh), précipitera le déclin, dans un mouvement
inverse de celui du film, approche tout sauf scolaire (ou universitaire) et
célébration respectueuse mais honnête.
Alourdi de bravos, se donnant
« l’impression d’être bidon » (phony,
dit la VO, le doute de soi en soupçon d’imposture), voulant passer à autre
chose que les fameux drippings,
découvrir et pratiquer une technique différente, Pollock va sombrer dans une
rage et un isolement qui l’attendaient patiemment depuis le départ.
Que les « spécialistes » du
peintre identifient dans la fiction l’anecdote et la chronologie, séparent le
faux du vrai, que les cinéphiles pressés confondent classicisme et académisme,
expérimentation et agitation, trouvent l’œuvre un peu trop sage et policée,
presque appliquée ; Ed Harris réussit un plaisant essai qui séduit par
son humilité, son absence de pathos
et d’introspection, sa distance et sa proximité avec son sujet, par son
impeccable direction artistique et d’acteurs (la « moindre des politesses »,
ici).
On le posait d’emblée : ce
portrait d’époque, « traduit » d’un ouvrage nanti du Pulitzer (par la
scénariste Barbara Turner, naguère adaptatrice de Cujo sous pseudonyme et
accessoirement la maman de Jennifer Jason Leigh), représente à la fois une
stimulante introduction au corpus du
peintre, à son parcours, à sa psychologie en actes, et une esquisse transposée,
en miroir, de Harris himself, de sa
tendresse et de sa colère, de sa présence et de ses absences, de sa force et de
sa fragilité, qui en font l’un des acteurs les plus appréciables et les plus
secrets de sa génération, malgré une filmographie assez inégale (mentions
spéciales au sentimental Abyss, à l’ironique A
History of Violence et à l’épique Les Chemins de la liberté).
« Débutant » exigeant et dépourvu
de complaisance envers son travail, il se refusera à commenter son jeu
(« Je n’en parlerai pas, c’est trop personnel »), effleurant des
blessures et des failles au détour d’une séquence (le dégrisement dans les
larmes) ou le temps d’une dédicace parentale assortie de remerciements pudiques
à ceux qui surent le faire demeurer dans le « bon chemin ».
Si Minnelli, Kurosawa et Pialat choisirent
d’autres voies, immersive (volonté avouée, quasi
stendhalienne, du peintre originaire du Wyoming « d’être littéralement
dans le tableau », à force de « marcher autour », de
« travailler à partir des quatre côtés »), onirique ou naturaliste,
pour illustrer la trajectoire de Vincent, si Julie Taymor laissait entrevoir la
psyché réalisée, extériorisée, de sa Frida christique, si John Huston
transforma José Ferrer en hédoniste Toulouse-Lautrec (Moulin Rouge) et Jacques
Becker Gérard Philipe en sensible Modigliani (Montparnasse 19), Ed
Harris suit son anti-héros avec empathie et modestie, loin des écueils du
picturalisme et de la pose auteuriste,
des conventions de « l’artiste maudit » et par nature
« asocial » (échange significatif avec l’épicier complice, à propos
du rêve « masochiste » de meurtre perpétré par ses frères).
Son film, très contrôlé, à l’image d’un artiste qui ne
croyait pas à l’accident (bien que le hasard participa de la « manière »
à laquelle on le rattache désormais), constitue une preuve d’amour (à son père,
qui lui donna l’idée, lui offrit un livre catalyseur d’une passion) et un labor of love adressé à un
peintre dont les tableaux, retravaillant pour une part la calligraphie chinoise
ou les peintres indiens de l’Ouest, alliant le geste, le rythme, la matière et
l’abstraction, peuvent se lire en ardents (à l’instar de Lavender Mist, par
exemple) chants de couleurs, en rhizomes harmonieux, en compositions (picturales, musicales, abreuvées
de jazz, celui de Billie Holiday,
Benny Goodman ou Charlie Parker) tressées au corps même de l’artiste, aussi
reflété, identifié, dans ces entrelacs inspirants et vibrants que Klein dans
son bleu et les empreintes anatomiques de ses modèles apparues sur le néant du
rectangle (ou du carré, pourtant pas celui de Malevitch).
De ce « petit » long
métrage simple et mélancolique, bien écrit, bien documenté, on retiendra une
scène en particulier (un salut à Audrey, of
course, bienfaitrice postale elle-même artiste graphique), celle de la
fresque murale commandée par Miss Guggenheim, exécutée pendant quatorze heures,
après une longue immobilité sidérée de statue désespérée scrutant l’espace
aboli (« Si j’avais eu du courage, j’aurais fait un plan d’une minute
entière » regrette l’auteur).
Pollock/Harris, ses grands yeux gris en
gros plan, conçoit quelque chose que personne d’autre ne voit, envisage une
possibilité, une expression, une liberté, à répandre en coups de pinceau déterminés,
méconnaissant enfin l’hésitation, le remords, l’errance ou l’absurdité (de
l’art, de l’existence).
Plus tard viendront les souveraines
arabesques de la baguette et du bâton au-dessus de la toile, ne touchant plus
sa surface, la constellant de galaxies subtiles, assez irrésistibles, mais
Pollock, celui de Ed Harris et celui du film, naît à cet instant, ombre
dédoublée sur la toile blanche gigantesque, homme en train de peindre, cela et
rien d’autre, cela et rien de plus (« Bon qu’à ça », répondait
Beckett, interrogé sur le pourquoi de sa nature d’écrivain).
L’épiphanie pratique, profane, voire
spirituelle, se manifeste, alerte et souveraine, oublieuse des heures et des
astres, des contingences, des relations, des défaites.
« Peinture d’action » (action painting) et « Action ! » du cinéma, figure
totémique de l’art moderne, contemporain, du vingtième siècle étasunien (en
privé, paraît-il, individu « névrotique », « bipolaire »,
patient jungien) et acteur majeur du « septième art », sans Meurtre
dans un jardin anglais surfait ni longuette Artemisia.
Ed Harris, à la dérive, au sommet,
dans le reniement, avec des faux airs de James Cagney (pas le même usage du
pamplemousse, certes) ou de Gustav Klimt, compose via sa troublante ressemblance un double attachant et « accouche »
(Lee ne veut pas d’enfant, pas en tant que peintre(s), pas maintenant, dans la
pauvreté, pas avec lui, trop peu adulte, juge-t-elle) d’un film à redécouvrir,
jamais arty, hollywoodien, indie ou pédagogique, un film sensuel et
triste sur un peintre fraternel, par ailleurs fils de fermier (beau plan de
doigts creusant la terre, y déposant des graines) et lecteur de Joyce (que
l’acteur n’obtint pas le droit de citer, tant pis), sur la joie douloureuse de
peindre, d’aimer, de vivre – un vrai film de cinéma, par conséquent.
Visionner la scène détaillée supra sur le site de Jeff Beal :
Lire l’article enthousiaste signé Roger
Ebert :
"La Central Intelligence Agency a utilisé l’art moderne américain – y compris les œuvres d’artistes tels que Jackson Pollock, Robert Motherwell, Willem de Kooning et Mark Rothko – comme arme pendant la Guerre froide. À la manière d’un prince de la Renaissance – à cette différence près qu’elle agissait en secret – pendant plus de 20 ans, la CIA a encouragé et promu la peinture expressionniste abstraite américaine dans le monde entier."
RépondreSupprimer« D’une certaine manière, notre compréhension a été facilitée parce que Moscou était à l’époque très offensif dans sa dénonciation de toute forme de non-conformité à ses propres modèles très rigides. Et on pourrait donc justifier de façon tout à fait adéquate et précise que tout ce qu’ils critiquaient avec tant de force et de sévérité valait la peine d’être soutenu d’une manière ou d’une autre. »
Pour maintenir son intérêt souterrain envers l’avant-garde gauchiste américaine, la CIA devait s’assurer que son mécénat ne pourrait pas être découvert. « Ce genre de choses n’aurait pas pu se faire », explique M. Jameson, « pour qu’il ne soit pas question d’avoir à innocenter Jackson Pollock, par exemple, ou faire quoi que ce soit qui puisse impliquer ces personnes dans l’organisation ». Et ça ne pouvait pas être plus épineux, parce que la plupart d’entre eux étaient des gens qui avaient très peu de respect pour le gouvernement, en particulier, et certainement aucun pour la CIA. Et si vous deviez utiliser des gens qui se considéraient, d’une façon ou d’une autre, plus proches de Moscou que de Washington, eh bien tant mieux, peut-être. »
source http://www.entelekheia.fr/2019/09/02/lamerique-et-lart-abstrait-quand-lart-devient-une-arme-politique/
https://journals.openedition.org/ideas/1865
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/01/pollyanna-pauvre-petite-fille-riche-la.html
Merci pour les liens instructifs !
Supprimerhttps://fr.wikipedia.org/wiki/Charles_Pollock_(designer)