A Scene at the Sea : Waterworld


 « Retour aux sources » et spécialement à celle qui ne se tarit pas…


À l’inspiratrice de minuit

Quand on naît au bord de la Méditerranée, quand on nage face à une petite ville où surgit le train méta du cinéma, quand on marche sur le sable d’une plage grise et industrielle en hiver, la mer fait partie de votre corps, de votre histoire, cette mare nostrum devient vite vôtre, son souvenir salé jamais ne peut s’effacer.

La discutable « mémoire de l’eau » ?

Celle de l’enfance et de l’adolescence, du dimanche et du silence, des morts et des survivants, assurément.

Pourquoi Fellini y finit-il sa douceur de vivre, pourquoi La dolce vita s’achève là ?

Pourquoi Kitano, à la fin de Hana-bi, décide de s’y flinguer, après avoir délivré d’une balle son amoureuse condamnée par la maladie ?

Pourquoi A Scene at the Sea et Sonatine comportent-ils de mémorables scènes maritimes, entre jeu et contemplation, joie légère et amère déréliction ?

Pourquoi Laurent Boutonnat, dans Sans contrefaçon, fait défiler un cirque sinistre le long d’un magma liquide et dépressif, transforme sa muse d’alors en marionnette muette ?

Pourquoi Jean Rollin revenait-il toujours aux falaises esseulées de Pourville ?

Pourquoi l’amie nordiste nous parle-t-elle, avec brio et photos « à l’appui » (ah, ce phoque irrésistible, à faire se pâmer BB !), de la poétique Côte d’Opale (Jean-Pierre Pernaut kiffe sa race la Baie de Somme – so what ?) ?

Pourquoi, si l’on revient vers nos origines, dans ce Sud quitté mais, au cœur, indéracinable, Marius continue-t-il à se faire son petit cinéma dans le bar de son papa, jusqu’à délaisser Fanny, à franchir le pas « pour de bon », à sauter sur le pont d’un navire imaginé, qui n’existerait que pour faire rêver ceux qui restent à terre le restant de leur vie ?

La mer, et pas seulement au cinéma, nous apprend l’horizon, nous démontre en douceur l’autre côté du monde, les mille et un possibles de l’existence, que nous laissons passer par paresse, par peur, par lâcheté, planté au milieu de notre histoire pas même emplie de bruit et de fureur, avec pour uniques certitudes la solitude, la maladie, la terre avide, ennemie naturelle de la mer chérie.

La mer s’avère un réservoir de fictions et de récits, une matrice littéraire de Melville à Kerouac, de Baudelaire à Mallarmé, un enjeu énergétique dans la mondialisation économique du temps présent.


Des livres, des poèmes, des contes pour faire briller les yeux des gosses, des éoliennes au large et Besson en apnée (qu’il y reste), les boues rouges déversées vers Sormiou et les tsunamis nippons, la déesse océane de Miyazaki dans Ponyo sur la falaise (on y revient), la mer Rouge séparée en deux par cette « grenouille de bénitier » SM de Cecil B. DeMille (redécouvrez les cinquante nuances intenses et « interraciales » de son vénéneux Forfaiture) durant la rédaction divine et lapidaire des Dix Commandements.

Les vagues vont et viennent, s’écrasent sur la grève et repartent en arrière, vers une inaccessible ligne de fuite : la dimension sexuelle de cette machine naturelle, son rythme hypnagogique, sa binarité duelle, son ressac permanent (salles stakhanovistes et « spécialisées » du siècle dernier), n’échappèrent point à Catherine Millet, esthète parisienne, qui évoquait la « sensation océanique » d’une partouze (on suppute, on ne vérifia pas, on se refusera à faire un jeu de mots à propos des senteurs du « coquillage » mallarméen) dans son comportementaliste La Vie sexuelle de Catherine M.

La mer, la mère, la mort : voici de quoi réjouir les « psys », cinéphiles ou non !

Trilogie affolante, en vérité (je vous le prescris), trinité profane propre à façonner les marins, les solitaires, les « blogueurs » amateurs, les orphelins et tous ceux pour qui écrire ne relève ni du métier, ni des contrats, ni de la promotion à la TV, ni du divertissement (ou alors pascalien) mais participe d’une impérieuse nécessité, abolie par l’évidence de la mer.

Ici, on se tait, ici, on s’abstient de penser, ici, on avise, paparazzo à genoux, une gamine qui pourrait vous sauver la vie, rédimer votre âme remplie d’ordures, d’épuisantes luxures, de ragots prophétiques des actuels « réseaux sociaux », du dégoût abyssal de vous-même.

Regarde, Marcello, regarde ce que les pêcheurs remontent dans leur filet sans pitié (fishnet disent les sites de X pour décrire la petite tenue de certaines « performeuses », camarade masturbateur, travaille donc ton anglais avec le pathétique et peu révolutionnaire adult entertainment).

Ce monstre aux faux airs de raie (aucun lien avec ce qui précède, bien sûr), tu le reconnais, va, il te ressemble « comme deux gouttes d’eau », expression idoine, il s’étouffe au grand air, prisonnier des mailles, de la nasse, de l’existence de vitellone armé de son Rolleiflex (et son œil vide, figé pour l’éternité, rime avec celui de la pauvre Marion Crane, voleuse violée par le « jeune homme d’à côté » dans Psychose de Hitchcock, lui-même filmant le cadavre d’une femme à la dérive en pleine Tamise dans Frenzy, sans parler du canot de sauvetage trop chargé d’un échantillon choral de vile et valeureuse humanité dans Lifeboat).

La mer, mes chers, enseigne la patience, la distance, le « calme plat » et le « gros grain » qui ne pardonne pas.


Tandis que Nicole Kidman, encore jeune, encore dotée de son vrai visage de beauté rousse australienne, et non de ce simulacre cireux de spectre aryen massacré par la chirurgie esthétique hollywoodienne (Nic, Nic, comme l’appelait Tom, pourquoi consentis-tu à commettre cela sur toi ?), se fait arracher son short dans la cabine du bateau de plaisance (ou jouissance) par le dangereux intrus (Billy Zane, ersatz huilé de Brando) de Calme blanc, relecture de Clément (duo homo en Plein soleil), Polanski (premier coup magistral du Couteau dans l’eau) et de la mythologie pulsionnelle (Poséidon veut planter son trident dans le flanc tendre des sirènes, l’ignoriez-vous ?), l’orage se prépare, la voile se tend, le mari noyé essaie de ne pas boire la dernière tasse fatale.

L’équipage homoérotique de Moby Dick proposait certes d’autres plaisirs, et les bittes d’amarrage de Fassbinder brillent dans la lumière dorée (bordel pour gays ou « douche dorée » de backrooms) de Querelle d’après Jean Genet.

L’écume et l’enclume, le sel et le sperme, le pendule marin et les coups de reins – la mer ignore les genres (et ses théories universitaires ou politiciennes, deux maux terrestres), mêle les désirs dans un vertige, un enlacement, un élan vers autre chose, inconnu, d’autres visages, ceux, au hasard de l’inspiration, d’un Brel exilé aux Marquises, chantant le refuge des peintres et des Occidentaux « au bout du rouleau ».

Ah, le joli raz-de-marée qui viendra nous délivrer de nous-mêmes, dans le grand spectacle étasunien, dans les eschatologies collectives et utopiques de Petersen ou Emmerich (Allemands aussi américains que les passagers/pionniers du Mayflower, nouveaux hérauts de la Nation chamarrée, à l’image du drapeau en mosaïque du chapiteau de Bronco Billy – et souvenez-vous de la mer mortuaire de Sudden Impact, poignant tombeau de la blonde Sondra, némésis et ange de la vengeance sans Ferrara, rôdant autour de Carmel pour y occire les tortionnaires de sa sœur).

La mer peut faire peur, la mer peut abriter des créatures indicibles et nuisibles, issues du bestiaire xénophobe de Lovecraft ou du traumatisme impardonnable de Hiroshima (et Nagasaki, « seconde couche » passée pour le salut du monde libre et de la démocratie, encore merci).

Godzilla se dresse au-dessus des ondes irradiées, créature de cinéma et de mémoire, d’artisanat et de mythe, remords vivant et vengeur (lui aussi, car on passe pas mal de temps à se venger dans les arts, à linstar de Monte-Cristo, reclus dans sa prison insulaire au toponyme hypothétique, à quelques brasses de Marseille, en bonne « légende urbaine » et surtout touristique).

La mer, par essence, nous impose l’éphémère, la pleine conscience de la brièveté de nos trajets, plus encore que le tronc de séquoia effleuré doucement par la main de Kim Novak, fausse somnambule souffrant de Sueurs froides.


Ava Gardner & James Mason finissent par disparaître dans ses flots antiques et symbolistes, hispaniques et sentimentaux, à se réduire à deux mains métonymiques étreintes dans le sable humide, corps morts et mouillés embaumés par le hideux « principe de réalité », dans le somptueux écrin de Pandora.

Une femme russe attend le cosmonaute de Tarkovski volontairement pris au piège de la planète-océan mémorielle de Solaris (ne nous demandez pas notre avis sur la version de Soderbergh), cristallisation stellaire de la mer en principe féminin, en zone amniotique, en utérus élargi aux dimensions d’un astre (et d’un désastre, d’un enfouissement funèbre dans les replis de la conscience endeuillée).

Plonger en elle comme on plonge dans un sexe de femme, et l’inverse, pénétrer sa mer intérieure, tel le gentil violeur de Parle avec elle, telle Raquel Welch (puis Meg Ryan) explorant la géographie interne des organes, des arcanes de l’organisme (on imagine et on frissonne de voir le sex-symbol métissé s’aventurer vers la prostate du patient alité !).

Si la mer revient si souvent au cinéma, fait autant retour, pour utiliser la langue plâtreuse des études littéraires et de celles de la psyché, sans doute le doit-on à la double nature de l’élément mouvant et du « septième art » : l’espace, le temps, tous les deux réunis dans l’animation, la projection (d’embruns, de photogrammes).

Dans la cale de la salle (obscure), à Vingt mille lieues sous les mers désespérantes de la surface (ne plus suivre les « actualités », ne plus leur permettre d’empiéter sur un temps dédié à écrire, à écouter de la musique, à aimer, un peu et mal), le spectateur, scaphandrier délesté de tout ce qui lui fait « baisser la tête » et « courber l’échine », part à l’aventure, croit encore à un destin, une rencontre, une présence humaine transfigurée par sa représentation.

Le paysage, toujours sous-marin même sis dans le ciel, se déploie à travers le hublot de l’écran.

Les coraux de la peau, les grands fonds des émotions, les longitudes sensuelles et le trésor improbable n’attendent que lui (ou elle), le séduisent à nouveau, dans son individualité partagée, reliée à celle des silhouettes mutiques à l’entour.

Cousteau, emmerdeur de mérous bien connu, peut aller se rhabiller, son bonnet rouge remisé au vestiaire de la Calypso spoliée à Homère, le mystère marin et cinéphile s’accomplit là sous nos yeux, la cérémonie secrète et offerte, mystique et minable, rageuse et populaire, s’accomplit comme au premier jour, à la première séance, sortie d’usine ou de pine (dans le cinéma privé des « maisons de passe », vraie caverne platonique où les « filles », déjà, annoncent La Mécanique des femmes contemporaine, reproduisent, sans « réalité augmentée » ni « casque virtuel », les fantomatiques figures imposées, anonymes et en gros plan).


« Une âme d’enfant », une innocence d’adulte, nous avouons ignorer de quoi il s’agit, voire le redouter (vieillir s’apparente à un naufrage, affirmait à raison de Gaulle, cherchez cependant ailleurs pour donner dans le jeunisme « pédophile »), mais le cinéma, sorte de thalassothérapie mentale, autorise la « régénération des tissus », une Évolution vers la régression fœtale, vers « l’émerveillement » des premiers temps, quand chaque être, chaque chose, possédaient cet éclat aveuglant, troublant, ravissant, de la vision originelle, expérience intime du monde pas encore totalement séparé de soi, posé à l’extérieur de l’esprit et de la chair, derrière la frontière de verre du regard, des années, des échecs, des amours mortes et des films inutiles.

Il semble que le suicide permette de regagner cet état (cf. le raté/attachant The Sunchaser de Cimino, capitaine Nemo du Nouvel Hollywood et Fantôme de l’Opéra jouant à présent de son harmonium mélancolique), pourtant, la vie paraît plus forte, et tant pis pour la vertu idéale des stoïciens.

Nous aimons la mer, nous « respirons » le cinéma, nous écrivons comme on se jette à l’eau, comme on embrasse (et embrase) et au dernier jour, à l’ultime souffle, lorsque toutes ces pages virtuelles n’existeront plus, lorsque la « table rase » d’un parcours infime et singulier accueillera la Faucheuse, invitée à tous les banquets, ombre familière en ce moment même penchée sur mon épaule et mes mains qui tapent, tapent, contre le monde, le sort, la langue et le désespoir, on se dévêtira pour entrer en toi, mer liminaire, mer solaire plus radieuse que mille soleils, mer solide capable de porter un corps d’homme avec tes doigts fluides, ta texture insaisissable, davantage que sable écoulé du sablier improvisé par la main d’un gamin brun.

La mer, le temps, le vent, les absents, une île verte et une eau claire, des coquillages noirs et nacrés en décoration de boîte d’allumettes, un pont transbordeur marseillais reparu, délocalisé, à l’orée des Demoiselles de Rochefort, le son de l’océan au creux de la babiole de bazar étrangement belle dans la maison de la grand-mère (de la sorcière, dirait HPL), et qu’importe qu’il s’agisse en définitive du bruit de sa circulation sanguine, des énigmes à deux sous de ce précieux « corps de boue » (mystique et carmélite Thérèse, citée en parfait athée).

Le cinéma aussi constitue une illusion, une « lanterne magique », une attraction foraine, et cela nous va, cela ne nous rebute pas, car une indéniable noblesse, une irrécusable vérité, émanent de la machine, du mécanisme, du logiciel.

La mer, la mère et la mort nous appellent, nous réclament au quotidien, avec l’exigence et l’impatience des femmes seules et abandonnées.

Nous les rejoindrons vite, bientôt, comme nous reverrons Laura Palmer échouée sur les galets dans son sarcophage transparent, son body bag de province, dans Twin Peaks: Fire Walk with Me, en même temps que, montée au ciel de la Black Lodge tapissée de tentures rouges, elle pleure et sourit flanquée du bon Dale Palmer, son ange gardien zen, son amant et son fils, son frère d’infortune et de ravissement (d’assomption, donc).


Oui, la mer épouse le cinéma, lui survivra, balancera au gré de ses courants notre bouteille littéraire, la fera se briser contre un esquif ou atteindre le havre inespéré.

Mer asséchée en Russie, mer souillée ou protégée (en Corse, par exemple), mer nourricière baudelairienne chérie par les hommes (et les femmes) libres, par les cinéphiles du monde entier, mer qui incite au départ, qui nous assomme de nostalgie et nous élève à la hauteur de ses emportements, mer première plutôt que primale, mer louée par les aèdes et les VRP pétroliers, mer où l’on fiche des plates-formes afin de forer tes tréfonds ténébreux, d’en extraire les atrocités du « puissant pouvoir de l’amour » (martyre laïc d’Emily Watson dans Breaking the Waves), mer sans nom et sans limites, mer fragile et destructrice, du Sud et du Nord, des alizés et des rêveries exotiques ou érotiques, mer taboue de Murnau avec ses amants maudits, mer en colère des Révoltés du Bounty (Marlon avant Mel au paradis provisoire), mer que je connais, mer qui servit de suaire de plongée au génial François de Roubaix, mer faramineuse et à réinventer, je te salue depuis le territoire de la Toile, autre océan de mots, d’images, de sons, souvent désolant, parfois exaltant.

Les Archers t’utilisèrent pour un plaisant conflit naval (La Bataille du Rio de la Plata) mais l’on se gardera bien de te faire la guerre, mer essentielle, et l’on ne s’éloignera de toi que pour mieux te regagner, se lover en toi à l’instant suprême de la voix éteinte, feu malheureux et joyeux réduit au silence des cendres par tes eaux salines.


Avec une lenteur extrême, la mer se retire et la trace vivante se dissout dans sa caresse universelle.  
                       

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