En attendant la mer : Le Bateau
Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre de
Bakhtiar Khudojnazarov.
Ouvert par une prière, fini par une
épiphanie, ce conte cinématographique, produit par plusieurs pays (Allemagne,
Belgique, France, Ukraine), passé inaperçu ici, programmé à un horaire indécent
par la chaîne franco-allemande (pour découvrir la création contemporaine, il
faut donc être insomniaque ou posséder un ordinateur connecté à la Toile) et
résumé à tort par celle-ci en drame écologiste, le (vraiment) dernier film de Bakhtiar
Khudojnazarov, prématurément disparu à Berlin au seuil de la cinquantaine,
formé à la TV, à la radio et au VGIK, remarqué en Occident dès 1991 avec Bratan,
le frère ou On est quitte (1993, primé à Venise), s’apparente à une « comédie
humaine » flottant au-dessus des grands fonds de la tragédie.
Il ne faut guère beaucoup se pencher par-dessus
bord ni attendre longtemps dans le déroulement, avant de voir s’avancer vers le
bateau de pêche un immense mur d’eau et de nuages sur le point de l’engloutir.
Les offrandes féminines et
collectives du début, les bulletins météorologiques alarmants, l’étrangeté de
poissons rentrant dans la baie, le mauvais pressentiment de Dari, l’épouse du
souriant et entêté Marat, qui tient à monter à bord, laissant Tamara, la petite
sœur de sa moitié, sur le quai, une colombe lâchée par l’enfant, antique
injonction de protection – rien n’y fera, le désastre adviendra hors-champ
(l’absolu contraire du spectacle immersif élaboré par Wolfgang Petersen pour En
pleine tempête, par conséquent).
Échoué sur le sable à l’instar du
Hollandais volant de Pandora, unique rescapé, le
capitaine devient prisonnier durant quelques années (là encore, seulement un
élément de dialogue) puis revient au village, à ce qu’il en reste, plutôt,
puisque la mer, disparue elle aussi, ne laisse voir qu’un paysage lunaire à
perte de vue, un désert bien plus religieux (celui de l’Exode, celui des
quarante jours du Christ, celui de saint Simon tenté par une putain diablement diabolique chez
Buñuel) que politique (le cinéaste tadjik, Dieu merci, ne « pond »
pas un pensum bien-pensant à
destination des convaincus de la « conscience verte »).
Au préalable, dans un train méta, il
va croiser la gamine d’autrefois, devenue grande et toujours amoureuse de
lui ; leurs retrouvailles nous vaudront une belle scène sexuelle, intense
et désespérée, manière de se noyer à deux après le naufrage inaugural.
Marat, malgré la morale de la fable
et du film – vivre avec les vivants, dans l’impossibilité de ressusciter le
passé –, ne peut oublier ce qu’il fit, les vies défaites à cause de lui, et va
entreprendre un projet insensé, absurde, dérisoire et magnifique, le seul,
finalement, qui vaille : rejoindre la « mare salée », reliquat
de l’ancien océan, à bord de son Vaisseau fantôme à lui, afin d’y retrouver ses
chers disparus (« La mer ne tue pas. Elle rend tout » affirme-t-il,
au risque de se faire lyncher par les familles endeuillées).
Œuvre fervente sur la foi, sa nécessité, sa
folie, son énergie et sa beauté, En attendant la mer ne craint pas de
mélanger les genres, les tons, les larmes d’un père nanti d’un fouet avec le
sourire d’un gosse amateur de tambour local, la violence exercée contre des
camionneurs transportant de l’aide humanitaire et les aspirations d’ailleurs
d’un jeune voyou au cœur tendre.
Davantage qu’au lyrisme festif d’un Emir
Kusturica (Chat noir, chat blanc), à l’ironie stimulante d’un Pavel
Lounguine (Taxi Blues), au sens de l’espace et de la vitesse d’un George
Miller (surtout dans la tétralogie des Mad Max), voire au surréalisme
primitiviste d’un Herzog (le navire incongru dans la jungle amazonienne de Fitzcarraldo),
on songe souvent à l’univers de Robert Guédiguian, ensemble de paraboles
parfois crûment réalistes (le très noir La ville est tranquille) sous le
soleil du mythe (et Marat, bien sûr, rime un peu avec Sisyphe, recommençant
chaque jour la besogne de la veille, à bout de bras et de souffle, sans cesse
contraint ou aidé par les éléments picaresques du récit).
Khudojnazarov paraît en outre prélever
une scène célèbre de L’Atalante, ce moment étourdissant
où le marin plonge dans l’eau lumineuse et obscure, à la recherche du visage de
son amour, et travailler ce fragment durant une heure quarante, l’étirer aux
dimensions d’une aventure à la fois épique et intimiste.
Que cette histoire simple (d’une
simplicité biblique), linéaire et allégorique, constamment généreuse envers sa
distribution chorale irréprochable (mention spéciale à la séduisante,
talentueuse et dédoublée Anastasia Mikulchina, au solide Egor Beroev), paraphée en continu par un plaisir de filmer présent à chaque plan (amples mouvements de
grue ou virtuosité discrète dans la saisie des visages, des corps, de la roche,
du sel, du ciel et de la chaleur), en dépit de son bel élan, de sa mélancolie
adulte habillée de gaieté « résiliente » par politesse « slave »,
ne connut qu’une réception critique infime et indigne (ces « gens-là »,
pourtant payés pour cela, et
quasiment tous les autres, sur les « réseaux sociaux », passent leur
temps à commenter misérablement des produits étasuniens méprisants et
méprisables), portraiture assez bien l’époque aride, ce désert de cynisme, de
passivité, de reniement généralisé (à soi-même, à autrui, à des valeurs, à des
idéaux, esthétiques et civiques).
La dimension utopique et
individualiste d’un film qui n’oublie jamais les seconds rôles (mémorables Mardouni,
Balthazar, Iassan, Kvidak), les esquisse joliment dans la douleur d’une mère commère orpheline ou l’arrogance d’un petit trafiquant capitaliste s’invitant à dîner,
littéralement, dans l’embarcation privée (épave riche d’espoir, de sens et de
but), balaie toute cette mélasse audiovisuelle et verbale, cette immobilité
mortelle de troupeau discipliné, bien en ligne sur le chemin de l’abattoir,
pour ouvrir en grand les fenêtres de l’écran et des sentiments, aérer le cadre
et le panorama, ceux de l’existence et du cinéma.
Le spectateur ne trouvera dans En
attendant la mer aucune tiédeur, aucun ressentiment, nul auteurisme, pas
le moindre signe de faiblesse ni de doute (dans le désir, l’ardeur, la volonté,
la caméra).
Conscient ou non de sa maladie, Khudojnazarov
savait parfaitement – et cela rend son décès encore plus « injuste »
– que cet art funéraire ne se justifie qu’en tant que lutte contre la mort, au
quotidien du tournage et dans l’imprévisible destin d’une distribution
commerciale ou d’une réception cinéphile.
Populaire, lucide, sensuel et blessé,
son opus en forme de testament vital
et vivant réalise un miracle d’illusion (cf. le personnage de la voyante,
incarné, peut-être, par l’herboriste errant qui partage sa « borie »)
et offre au héros une seconde chance, un horizon marin revenu à la faveur d’un
tremblement de terre « bénéfique ».
Loin du deus ex machina, de l’eschatologie et du catéchisme (horrible coda de Prédictions, assimilable
à un chromo issu de l’imagerie douceâtre des Témoins de Jéhovah), l’ultime
traversée débouche sur l’affirmation de l’action (à son père lui demandant où
elle va, rejetée une dernière fois par le trop fidèle Marat, nouvel Orphée
« au cœur des cendres », Tamara répond en riant tristement :
« Travailler ! Je vais travailler ! »), de la
transpiration, de la propension à vouloir croire à la croyance (Fox Mulder en
miroir).
La foi déplace des montagnes, dit-on,
mais elle peut également, le temps d’un beau morceau musical (partition signée Shuhei
Kamimura), d’une citation religieuse (avant-dernier chapitre de l’Apocalypse,
dédié à l’avènement de la « nouvelle Jérusalem, préparée comme une épouse
qui s'est parée pour son époux », précise le verset suivant), d’un
renversement bouclant la boucle, faire réapparaître la mer, se prolonger
l’histoire dans l’imaginaire.
« Prendre le large »,
revenir en arrière, apprendre à partir et à mourir (Max Renn, suicidaire dans
la cale du cargo de Vidéodrome), autant de possibles, de réponses, à appréhender
selon sa propre sensibilité (athée, pour la nôtre, en alliage matériel et
spirituel).
Avec son improbable aérodrome, son musée
pour écoliers documentant, en abyme, une réalité économique et géographique
révolue, avec ses chevaux de western
(oriental) et ses chameaux (ou oasis) empruntés à David Lean (déjà, dans Lawrence
d’Arabie, une nef inattendue parmi les sables du canal de Suez), avec
son humanité concrète, sa vérité profonde
sous la surface « naïve » et stylisée du conte (privilège du genre
littéraire), En attendant la mer attend d’être (re)découvert sans tarder
(les Doors, eux, attendaient le soleil).
Comme le dirait « notre »
Audrey « Vive le replay ! », en effet.
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