Je suis : Les Trois Visages de la peur


Suite à son visionnage sur le site d’ARTE, retour sur le titre d’Emmanuel Finkiel.


La nature m'enseigne aussi par ces sentiments de douleur, de faim, de soif, etc., que je ne suis pas seulement logé dans mon corps, ainsi qu'un pilote en son navire, mais, outre cela, que je lui suis conjoint très étroitement et tellement confondu et mêlé, que je compose comme un seul tout avec lui.

Descartes, Méditations philosophiques,
Méditation Sixième : De l'existence des choses matérielles

Osons renverser René : je suis donc je pense (et j’aime et je me souviens) – tout le beau film d’Emmanuel Finkiel (Voyages, auparavant évoqué via un article sur la représentation de la Shoah au cinéma) se tient dans cette affirmation, ce primat, cette présence à soi et au monde.

Voici une œuvre de visages, de regards, de mots et de récits maladroits, figés, amoindris, vivants, le mémorable aperçu d’un pays presque en autarcie, replié sur son invisibilité (différente de celle d’une prison, disons) donnée à voir de manière évocatrice, rigoureuse et subtile.

Voilà trois personnages – Chantale et les deux Christophe, le générique révèle leurs patronymes mais nous les appelons par leurs prénoms, à l’unisson de la juste distance d’une caméra respectueuse, bienveillante et fraternelle – en quête non plus d’auteur mais d’histoire (vraie), trois individus réels passés de l’autre côté du miroir (« J’ai l’impression d’avoir une nouvelle tête » déplore le papa comptable qui voulait monter un portique pour son fiston, le reçut sur le crâne), trois rescapés imparfaits à la recherche du passé, de la parole, de la motricité.

Ils se projettent vers un avenir plus qu’incertain, contraints à se réinventer au quotidien, au rythme des jours (le lundi plus difficile que le reste de la semaine), des soirées (La Petite Maison dans la prairie ou l’art par Frédéric Taddeï à la TV) des saisons (après le long hiver, un printemps fragile), des chansons (Dinah Washington, Bécaud, Bézu, Ferré, Vox Angeli ou No One Is Innocent durant la scène la plus surréaliste, rééducation amorphe accompagnée de rock énergique en clin d’œil à Henry, le tueur en série de John McNaughton !).

Après la dévastation de l’AVC, l’ancien moi ne disparaît pas, il s’éclipse, il revient par intermittence, émerge lentement des sables mouvants du corps cassé, de l’esprit absent.

Ces trois êtres de chair, de sang, de syntagmes, de phonèmes, de souvenirs et d’affects, veulent survivre, assurément, courageusement, aussi vont-ils donc devoir enterrer une part d’eux-mêmes (au médecin qui attend « mort » en contraire de « vie », le premier Christophe, terrassé à son club de tennis, maniant la raquette de badminton mieux que personne, répond du superbe lapsus « malade »), se métamorphoser « à leur corps défendant », se « reconstruire » loin du pire, ce coma d’autrefois, cette fausse mort les ravissant à leurs familles dans une incertitude épuisante.


Revenus d’entre les morts, dotés d’une autre langage, familier, défaillant, d’un autre temps, plus lent et circulaire que celui des « bien-portants », ils apprennent à renaître dans le cocon d’un centre adapté, univers anxiogène et protecteur, architecture spéculaire de leur cerveau coupé de la ville abolie, des trajectoires complexes, des identités certifiées.

En découvrant ce documentaire majeur et radical dans sa simplicité, dans ses questions vertigineuses (le cinéaste, formé par Godard, Tavernier, surtout Kieślowski, au parcours inverse, « converti » à la fiction pour ne plus filmer de larmes véritables, demande en voix off, au début, si le patient possède une pleine conscience de son état ; dans sa reformulation inconsciente d’un dialogue crucial d’Elephant Man, entre John Gielgud et Anthony Hopkins, il ne récolte que l’ignorance prudente du corps médical, professionnel, attentif, sympathique mais assez impuissant et en retrait, pour des raisons d’éthique et de subjectivité, tandis que ses images montrent l’évidence), on pense principalement à Shining et Être et avoir.

Couloirs interminables filmés au steadicam, déambulation solitaire à l’intérieur d’un espace intériorisé, mental, désir de trouver l’issue du labyrinthe (reproduit sur l’élégante affiche au creux de la paume, une petite maison blanche, vierge, sise au centre), de sortir de cette matrice-chrysalide, notes de Ligeti, linceul assourdi de la neige, réapprentissage des bases de l’expression, de la vie sociale au-delà du cercle familial, dimension fantastique cousue dans l’étoffe précaire de la réalité : autant de motifs liant « naturellement » et significativement les odyssées existentielles de Kubrick, Nicolas Philibert, Emmanuel Finkiel.

Magistral film d’horreur – et d’amour – dépourvu de la moindre goutte de (faux) sang, enfin débarrassé des farces et attrapes puériles encombrant le genre, appauvrissant sa grandeur adulte, Je suis en évite les métaphores et les effets (une sincère douceur irrigue l’ensemble) afin de regarder en face son « matériau de base », la terreur à peine dissimulée au cœur de nos vies, logée dans la menace du hors-champ, surgie dans la souffrance, la maladie, la vieillesse, la mort, la perte irréparable de ceux que l’on aime, que l’on ne reconnaît plus (Alzheimer for ever), afin de retenir sa féconde leçon de (sur)vie et de tendresse par-delà toutes les violences, tous les deuils.

« J’ai peur » avoue Chantale, l’ancienne directrice de banque égarée parmi son mari, ses jumelles, son album photo dont les preuves dérisoires du bonheur enfui la bouleversent (et nous avec).

Dans cette angoisse fondamentale, constitutive, nécessaire, réside la part incorruptible de l’humanité, et si le réalisateur, exemplaire dans sa démarche et sa pratique, se refuse au moindre voyeurisme (cf. l’intéressant entretien placé en lien), il ne craint pas de s’aventurer au bord du gouffre (autobiographique), d’explorer cette « zone morte » (Stephen King, of course) accidentelle, ce territoire d’inquiétante étrangeté dickienne plutôt que freudienne (la folie, elle, appartient à Fuller davantage qu’à Forman, celui de Shock Corridor, bien sûr).


La vie ne tient qu’à un fil, dit-on, et nos trois héros vraiment héroïques suivent le fil d’Ariane de leur âme, perdus dans les tours et détours de leur moi en miettes, avec aux trousses non pas le Minotaure grec mais l’incurie de l’administration sanitaire française (quelle solution pour Christophe à la disparition de ses parents âgés, lui que le centre souhaiterait voir ailleurs ? Aucune, sans doute, ou rien qu’un pis-aller, au risque de tout perdre des progrès durement accomplis) et le temps qui ne passe pas assez vite pour l’entourage toujours là, nimbé de l’amour véritable, celui épanoui au sein des désastres, pas son ersatz dégueulasse débité à longueur de journée en produits, en impératifs, en sermons, en consolations (mention spéciale à la compagne du second Christophe, femme amoureuse, rieuse et radieuse, mère lucide et complice).

Parfois poignant (les pleurs de Christophe entre ses parents, ceux, ravalés, de son ergothérapeute déclarant « Je t’ai appris des choses, mais tu m’as beaucoup appris sur l’humain »), souvent éclairant (sur le fonctionnement d’un milieu et le traitement d’un mystère, à laide du théâtre, de l’exercice, de tests), jamais désespérant, car tourné vers une réappropriation, un combat, une arrivée (parallèle à une sortie), un bisou d’enfant reconnaissant (son père), le voyage quasi immobile se voit ponctué d’instants de gaieté (langoureuse danse impromptue d’un infirmier sur de la « musique des îles », « C’est dingue, putain » ponctue Chantale, qui « en a marre » et veut rentrer chez elle, comme Piccoli selon Manoel de Oliveira), de notes de piano solo (saisons et berceuse à la Satie signées Tchaïkovski).

Je suis convoque et travaille ainsi avec maestria la matière même du cinéma, art létal et stimulant, mécanique et organique, abonné au ressassement (pas seulement post-moderne) et illusoirement au présent : le corps et l’esprit, le dehors et le dedans, la surface et la profondeur, l’apparence et le symbole, chaque couple indissociable et obscur, admirable et terrible, régressif et mutant.

L’opus s’achève sur une histoire, pas spécialement drôle mais foncièrement émouvante dans sa beauté méta ; Christophe, apparu inexpressif au tout premier plan, boucle la boucle au dernier avec un sourire avéré derrière la tension du rictus, avec son clown parti en Colombie acheter des lunettes et poursuivi jusqu’en Amérique par un lion.

La « chute » (le redressement, au moyen du rire, de l’échange, du franchissement des multiples frontières), illogique et poétique ?

« Ça aide à mieux voir », en effet, moralité de la prise en charge du handicap et de la réalisation, de surcroît documentée, sur l’intégralité des plans possibles (politique, économique, esthétique, physique, philosophique, voire spirituel).

Le capitaine dans son bateau, le « fantôme dans la machine » (« molle », dirait William S. Burroughs, et attesté, sous une forme particulière, pendant le calvaire profane de l’inoubliable soldat amputé de Johnny s'en va-t-en guerre), naguère théorisés, dans le sillage de Platon ou René D., par Gilbert Ryle & Arthur Koestler, quadruple source connue des transpositions lyriques de Masamune Shirow puis Mamoru Oshii (Cronenberg s’activait itou dans son laboratoire déjà littéraire et scientifique), illuminent constamment, des deux côtés du champ, ce grand petit film à expérimenter, à célébrer, qui parvient, paradoxe ultime et saisissant, à transcender une tragédie intime en une marche vers la chaleur (climatique, humaine), le lendemain, la fierté retrouvés.


Je suis bel et bien vivant, ici et maintenant, encore là dans ce corps-forteresse (pas vide), avec cet esprit vif ou ralenti, alors regardez-moi droit dans les yeux, écoutez attentivement, sans pitié ni infantilisme, ce que je vous dis, à ma façon, à mon heure, contemplez vos craintes dans mon miroir fêlé, dans ma langue, mes jambes et mes bras esquintés – avec un peu d’humour, de générosité, de pellicule et d’envie, nous pourrons vous et moi, qui sait, finir par nous rencontrer, quitter nos certitudes et nos inquiétudes, partager un beau moment de lumière et de regain.            


Commentaires

  1. Merci pour ce très beau et intense billet en écho lumineux de coeur à un film bouleversant
    Pascal Pensées diverses (Laf. 651, Sel. 536). La mémoire est nécessaire pour toutes les opérations de la raison.
    "Pascal était un de ces hommes dont on dit qu’ils sont « une âme revêtue d’un corps » ; en dégénérant physiquement, ils se perfectionnent moralement. La maladie, qui n’est chez le vulgaire que la déchéance, est, chez les grands chercheurs d’idées, une prédisposition naturelle au sublime." Docteur Cabanès

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