La Momie : Cadavres exquis
Fuir les vivants et
fréquenter les morts…
La mort est un mystère, et la sépulture un secret.
Stephen King, Simetierre
Et quand je serai mort
J’veux un suaire de chez Dior !
Boris Vian, J’suis snob
Le vampire charme les amateurs de « sexe
oral », la créature de Frankenstein attire les adeptes inadaptés de la
« différence », le loup-garou émoustille les zoophiles, le zombie
interpelle les marxistes, l’homme invisible paradoxal parle aux pervers, le revenant
rassure les croyants, l’animal monstrueux trouvera toujours des protecteurs, le
cannibale emballe les gastronomes – et la momie demeure mémorable pour tous
ceux qui aiment le cinéma « à en mourir ».
Il ne s’agit pas d’une expression
exsangue, notez-le bien : des bandelettes à défaut de paillettes, un
fameux fumet faisandé, une démarche de paraplégique, un silence de cimetière
(« muet comme une tombe », en effet) : loin du glamour, la momie, mélancolique et
immonde, nous regarde sans nous voir avec des yeux témoins de l’au-delà,
aveuglés par l’indicible, revenue de tout et surtout d’entre les mort(e)s.
Elle « veille au grain »,
en vain, elle se tient fidèle au pied du maître mortel, elle garde la porte
profanée par les archéologues, puérils pilleurs de sépultures assermentés par
les musées (occidentaux, même si l’Égypte construit actuellement son immense mausolée
à elle).
La vallée royale, violée par le
Capital, déverse ses trésors exhumés, restaurés avec un soin maniaque, dans des
salles mutiques en clair-obscur, avant-goût du tombeau offert sans risque aux
touristes internationaux.
Que viens-tu chercher parmi ces corps
encore embaumés, endormis pour l’éternité, si sages dans leur linceul
chimique ?
Pourquoi déranges-tu ainsi,
respectueusement, les sarcophages enfouis dans leur univers funéraire ?
De la base posée sur le sable brûlant
à la pointe dressée avec orgueil vers le zénith impénétrable se moquant des
siècles, des explorateurs, des nations, la pyramide étend son empire pétrifié,
son ombre obscure sur les fourmis humaines creusant inlassablement, nantis des
meilleures intentions.
Pendant ce temps, vers Palmyre,
d’autres spécimens de l’espèce bipède se rient de la « sauvegarde du
patrimoine » et détruisent allègrement des statues séculaires,
iconoclastes illettrés, vidéastes du dimanche, terroristes drogués à la société
du spectacle (et au haschisch des Assassins, d’Alamut ou d’ailleurs).
La mort, mon ami, se vend bien depuis
toujours, sous toutes ses formes, dans tous ses déploiements permis par la
technologie dans ses incessantes métamorphoses.
Si l’ambre s’avère l’improbable
sépulcre de l’ADN renaissant des dinosaures hollywoodiens, si le grand saigneur
méchant homme survit à ses victimes, si les fantômes harcèlent les vivants à
seule fin de ne point s’en faire oublier (double peine du souvenir aboli), la
momie (mentalement, murmurait Murat) se remémore l’autre côté, sidérée par ce
qu’elle découvrit, cet absolu néant déguisé en paradis infernal (ou l’inverse),
selon le baume infantile de la religion.
Elle ne parle pas, et que
pourrait-elle dire, rescapée du désastre génétiquement programmé de l’être
pensant, formulant, saignant, jouissant, se reproduisant, s’angoissant pour un
rien et notamment son déclin ?
Personne, sans doute, ne supporterait
le récit de son odyssée mortifère au pays d’où l’on ne revient pas, a priori,
sinon dans les contes de fées pour adultes de l’horreur littéraire ou
cinématographique.
Il existe, tu ne l’ignores pas, tu le
crains sans savoir pourquoi, des choses pires que la mort, et mourir représente
peu de choses, à vrai dire, face à, disons, un excellent cancer colonisant ton
corps entier, jusqu’à ton cerveau, un Alzheimer effaçant inexorablement ce que
tu prenais pour ton identité assurée, la disparition irréversible d’une mère,
d’un père, d’une sœur, d’un frère ou d’une amoureuse, si précieuse pour
éclairer la nuit sans fin de tes jours (évitons, s’il vous plaît, les
violences, les viols, la vieillesse).
Tout cela, tout ce poids plus lourd
chaque jour, cette fatigue prégnante qui laisse un vil arrière-goût dans ta
bouche sans baisers, même aux festins entre amis, la survivante malgré elle
n’en souffre plus.
Elle se traîne sur le sol marbré des
nécropoles, elle traverse les pièces vides et poussiéreuses (du Louvre hanté à
minuit par Juliette), elle traque au ralenti les hommes arrogants osant
troubler son sommeil de veille, mais les contingences d’une existence ne
l’atteignent plus, allégée des soucis, des hommages, des obligations, des
étreintes.
Dans son sillage de cendres, sa
traîne de malédiction glisse avec douceur sur les malheurs des voyageurs trop
curieux, trop avides, de gloire ou de dinars.
Blanche obscurité baudelairienne car
recueillie, vengeresse et asexuée, elle poursuit le présent en hommage au
passé, elle ne se presse guère sous ses compresses balsamiques.
L’infini lui appartient depuis des
millénaires, ses mouvements élégants, émouvants, baignent dans la lenteur
extrême des apesanteurs suprêmes ; elle n’attend rien, ne se hâte pas,
n’espère plus – à oser soulever sa gangue antique (un ruban autour d’une bombe,
dixit Breton à propos de Frida
Kahlo), on ne susciterait à coup sûr que l’épiphanie d’une disparition, son
pauvre corps putréfié aussitôt tombé à nos pieds frais (surtout les tiens, ma
chérie, sur cette plage enfuie), réduit à la poudre poétique de Villon.
Assénons un truisme : le trépas
ne possède aucune poésie, l’odeur douceâtre d’un cadavre, sitôt sentie, ne
saurait se confondre avec une fragrance, les râles d’agonie perforent l’oreille
et le cœur, le grand sommeil, chez ceux qui restent en arrière, génère mille et
un cauchemars diurnes, le poison des regrets, des occasions manquées, bu jusqu’à
la lie à chaque putain de repas.
Pourtant, la momie, et cela participe
de sa discrète grandeur, nous présente un visage apaisé, dissimulé, voilé par
une cuirasse efficace.
Alternative au vertige, réponse
muette aux questions terrassantes, force aveugle de vie qui va tout droit sur
la voie de sa vengeance – punir une profanation et enrager d’un réveil –, elle
se révèle en majesté, en vétusté, pure silhouette de cinéma recouverte d’une
pellicule méta.
L’art funéraire des images animées,
de la projection dans les ténèbres, de la momification bazinienne du mouvement,
ne pouvait, en vérité ontologique, scopique, fantomatique, que rencontrer puis
servir cette émanation du cercueil, cette trace résistante du devenir commun
opposée aux outrages infligées à la chair.
L’égyptologie, une passion française,
affirment les médias, à l’instar de la cinéphilie, non ?
Les adorateurs de la caméra, du
fantasme réalisé, lui savent gré de sa présence récurrente (depuis les origines
hexagonales), de ses incarnations plus ou moins admirables (Freund & Terence
Fisher, of course, accessoirement Andrzej
Żuławski, voire l’avatar rigolard et nostalgique de Don Coscarelli, mais aussi,
hélas, Stephen Sommers), lui paient sans se l’avouer, dans l’ignorance de leur
conscience, un juste tribut.
Au miroir de l’écran ouvert sur le
temps, puits horizontal via lequel
plonger vers un exotisme familier, gentiment colonial, empreint de la trouble
innocence de l’enfance (continent oriental plutôt que noir de la féminité),
orné des arabesques du frisson, de la masculinité, des légendes, du châtiment
et de la lignée – le genre fantastique réfléchit toujours à l’héritage, quitte
à verser dans le conservatisme, le rétablissement réactionnaire d’un ordre
social (et d’un régime d’images) après son apparent saccage, sa remise en cause
sous l’alibi lucratif de la folie cathartique, du déferlement dit pulsionnel –
ressuscitée.
Finalement, absurde et véridique,
contradictoire et limpide, songeuse et volontaire, la momie nous apprend à
mourir, philosophie stoïque appliquée à un divertissement qui tient, par
moments fulgurants, de la cérémonie surnaturelle, qui atteint l’envoûtement
clairvoyant, qui donne à voir, ici et maintenant, la valeur immarcescible d’une
vie.
Momies de film nimbées de votre
lumière noire, davantage poignantes qu’effrayantes, amoureuses que hargneuses,
romantiques qu’horrifiques, nous vous saluons depuis le territoire éphémère
(exaltant, décevant, inquiétant, désolant) des vivants.
Réservez-nous une place au calme
parmi vos semblables : nous ne tarderons pas à vous rejoindre, nous vous
visitons déjà grâce au visa (de
censure) du cinéma, le visionnage en exercice métaphysique et ludique, l’enfouissement
dans les fictions du monde en répétition du fondu au noir final, à ne plus redouter,
désormais.
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