Le Miroir à deux faces : Voir vraiment le visage
Face à face, volte-face et face à l’effacement…
Le cinéma pourrait renoncer à
beaucoup, y compris à lui-même, mais en sacrifiant la face humaine, il perdrait
son humanité.
Les informaticiens le savent bien,
les programmateurs de « capture du mouvement » ne l’ignorent
pas : il faut recouvrir la face du modèle de capteurs permettant de la
modéliser, de donner corps à une chimère binaire à base de pixels.
Sans ces informations à la source,
sans ce réseau de fils, la créature des Frankenstein du divertissement et de la
publicité se montrerait encore plus ratée que le bâtard engendré un soir de
canular par Mary Shelley, puis magistralement adopté par James Whale, Boris Karloff et Jack
Pierce.
De même que la rotoscopie aligne le
dessin (animé, mû par une âme, donc) sur le corps en mouvement, les CGI (de
Zemeckis en train, ou leur making-of
par Carax en limousine) se branchent littéralement sur la tête anonyme à
reproduire, à trahir, à pétrir, selon les desiderata
de la mode et du moment.
Fil d’Ariane ou cordon ombilical
évoquant la célèbre glande pinéale du docteur Pretorius (celui de Stuart Gordon
aux portes de l’au-delà, cette fois, pas le scientifique atteint d’hubris chez la « souris » de Percy), le maillage rend hommage à sa matrice figurative (et le cinéma, pour le
meilleur ou le pire, demeure un art de la figuration, même quand il revendique
l’abstraction, par sa seule nature de praxis
mimétique, d’aventure intérieure, subjective, tissée à la surface du réel).
Le visage s’affirme en phare
insubmersible, en point d’ancrage de tous les navires rapiécés, incendiés,
poussifs, rageurs, de la fiction, le point focal au-delà duquel débute l’empire
vaguement terrible des choses et des bêtes, des artefacts laissés en arrière pour le plus grand plaisir masochiste
des prophètes de malheur (Homme ingrat, tu finiras bien par disparaître,
crois-moi, voici comment et pourquoi).
Jusque dans le double hommage
paradoxal de l’horreur et de la pornographie (genres féroces et sentimentaux),
le visage survit, s’affranchit des outrages, rayonne d’une lumière à nulle
autre semblable, qui n’apparaît pas ailleurs.
La « reine du cri », ses
traits maculés de sang, déformés par le hurlement, les grimaces de souffrance,
tout son corps d’animal traqué comme déchiré de l’intérieur par la cruauté
absurde du monde et des hommes, la « performeuse », son sourire
ravalé sous l’éjaculation finale, ses yeux fermés afin de recevoir l’offrande
dérisoire et lactescente du cahier des charges (décharge sur mon mascara, bébé), toute son intimité
faussement exposée devant l’objectif glacé, exploiteur, « libéral » –
chacune se voit hissée au rang de la statuaire moderne, chacune dresse sa face en
ultime rempart à la sauvagerie, à l’ordre établi (du désir, des images), à la
découpe du montage.
Dépourvue du visage, de la présence
féminine (voire masculine, dans son homologue gay) apparemment soumise et inversée (sucer au lieu de parler,
disons, engloutir plutôt que proférer), la fellation révélerait son caractère
risible, ridicule (mais la tendresse ne le craint certes pas, mais la noblesse
peut se nicher là où l’on ne l’attend pas, où l’on se dégoûte de la trouver),
aussi grotesque qu’un accouplement non oral (tristesse de nos ébats, malgré la
joie possible d’une étreinte, le grand soleil ruisselant au creux des sueurs).
Si certains « pervers »
fixent leur attention sur la décoration intérieure à la place des exercices de
gymnastique sexuelle, un monteur aguerri gagnerait à ne mont(r)er que les visages
des « hardeuses » (ceux des hommes, hélas, bien moins « loquaces »,
réduits à l’effort, au minable transport, à la fatigue reconnaissante), à les
assembler en orgie d’expressions, de placidité, de simulacres, d’authenticité.
Le visage, en vérité, ne nous quitte
jamais, dans la glace ou les yeux d’autrui.
Nous le voyons à notre façon, quand
nos proches ou nos ennemis regardent un autre, banalement rimbaldien.
Le « stade du miroir » de
l’enfant, inoffensive et identitaire expérience de schizophrénie appliquée,
dédouble ce masque promis à la ruine, aux rides, à l’affaissement.
L’existence (et les films) nous
démaquille au quotidien, creuse ses sillons de déconstruction au sein du visage-paysage, adoré par Dreyer ou Cassavetes.
Plaine et puits, ouverture et
frontière, évidence et mystère (l’énigme de l’épiphanie, cristallisée dans la
fameuse formule cartésienne du « Je m’avance masqué »), le visage
captive et sidère, inquiète et ravit.
La stupéfiante possibilité de
l’espèce évoluée en position debout, son aptitude à reconnaître des traits
familiers le temps infime de quelques millièmes de seconde, explique
l’attachement génétique à nos faces diverses et pourtant communes.
Le visage fraternel du bourreau, du
tourmenteur, de l’assassin, je le reconnais encore, je les avoue miens, sans
oser confondre le mien avec les leurs.
Au miroir de l’écran, la ronde des « races »,
des teints, des configurations me regarde et me reflète, le cinéma en beau
remède à toutes les tentations de racismes, de repli labellisé communautariste,
d’altérité revendiquée, instrumentalisée.
Ce qui rend si bouleversant ce
territoire éternel, divisé en vallons d’époques et d’âges, en esthétiques
datées, en louanges qui s’ignorent ?
Sa fragilité, sa maturité, sa magie
factice et la gamme sans cesse convoquée des sentiments, des émotions, des
instincts, des dissimulations.
Cruise, les yeux grands ouverts,
autant que ses oreilles, ne croyant pas ce qu’il entend, justement, fait la découverte
renversante d’un adultère par procuration, en révélation du double (ou triple,
ou quadruple, ou à l’infini, signe géométrique sous lequel se déroule la
partouze funèbre et BCBG) visage de sa moitié, cette Nicole Kidman au visage
d’ange à lunettes, délicieuse Janus en robe du soir sur le siège des toilettes,
mère irréprochable et putain (en pensée) faisant pipi durant le premier plan.
Pacino sur sa civière, dans sa gare
ferroviaire, en train de rendre l’âme, dans son assomption proustienne vers un
paradis tropical, témoigne à sa manière de ce dernier instant, de la farandole
des déguisements portés tout au long d’un parcours achevé en destin (tous, un
jour ou une nuit, nous prendrons le dernier train, endormis du grand sommeil).
Les métamorphoses d’un visage, la
tératologie des années, le cinéma, art du temps et des fantômes, sait les
saisir « naturellement », à l’instar des dîners enchaînés du citoyen
Kane flanqué de sa compagne.
Dans le pire produit audiovisuel
réside la rédemption fugace d’un visage, l’œuvre rédimée (ou presque) par ceux
qui la portent sur leurs visages, comme, dit la rumeur, l’honnêteté ou son
contraire (vice livide de la syphilis romantique).
Avenant, clos en « porte de
prison », « l’esprit ailleurs » – « Ne pense à rien, songe
à tes impôts » murmure Rouben Mamoulian à Greta Garbo, sphinx saphique,
reine homo/bi, diablement divine à la proue de sa légende, accessoirement, une
femme drôle, cassante, talentueuse et courageuse, qui sut s’arrêter au meilleur
moment, se contrefoutre de la gloire,
de tous ceux qui la dévisageaient, sa
beauté absolue cependant assez peu généreusement démythifiée par un certain
Ingmar Bergman, à la lueur vacharde de sa lanterne magique autobiographique –,
le visage raconte toujours une histoire, alors peu importe, finalement, celle
du récit, que le réalisateur s’échine souvent à conduire, dans les rails
bien trop balisés, polis, de son travelling
psychologique déjà caduc au siècle dernier (en littérature, surtout).
Oui, on passerait des heures à
regarder ces visages, à sonder leur défiguration, à s’étonner de leur expressivité
extrême (ah, Mademoiselle Scob sans visage mais pas sans yeux, prisonnière de
la clinique paternelle, errante dans son parc nocturne avec sa colombe à faire
se pâmer John Woo).
Le visage, la sale gueule dans la
glace, le cher souvenir du passé à la Trenet, sert par conséquent de matériau
élémentaire au dit septième art, de charbon pour la bête humaine dévorant les
êtres et les embaumant avec sa mécanique organique, son rendu numérique.
Visages de la mère qui ne vous
reconnaît plus, de la sœur méconnaissable, de l’amoureuse devenue Méduse depuis
le divorce, du frère aux faux airs de Iago, vous nous dévoilez à travers votre
subterfuge, vous nous mettez à nu bien mieux qu’un déshabillage en règle et aux
normes (souvenir de l’intenable examen
inaugural de Losey à la poursuite du dénommé Klein, archéologie de la
criminologie, Lombroso et ses semblables, stupides au point de délivrer leurs
autoportraits dans les descriptions phrénologiques des coupables « à vue
d’œil », et gardons-nous d’évoquer les facéties des charlatans nazis,
adeptes de la « purification ethnique » dans ce domaine précis).
Michèle Morgan s’offre un nouveau
visage, magnifique, celui, réflexif, de l’actrice enlaidie, et plus rien ne va,
tandis que dans la « vraie vie », on soigne les visages meurtris via la reconstruction faciale, unique
forme de chirurgie esthétique digne d’être remboursée par l’insécurité sociale.
Pensons un instant aux « gueules
cassées » de la Grande Guerre, au troufion de Dalton Trumbo momifié,
amputé, son visage aboli (Kubrick et Beethoven nous montrait le masque de la
fidélité, le « coco » de Hollywood nous fait assister au calvaire
d’un Christ laïc, et l’on sait que l’islam, désormais, interdit la
représentation du visage du Prophète, mais pas celui de Jacques Audiard).
L’univers finira bien par imploser,
les films par brûler en merveilleux et nocif autodafé dans la nuit virtuelle,
les hommes et les femmes, les enfants et les vieillards, par se dissoudre dans
l’éther et la terre oublieux de tout, notamment de nous, qui nous attachons
amoureusement à des méplats, à un front, à une bouche, à des fossettes, à des
cils, qui croyons lire une âme dans des yeux, qui réclamons de l’attention, de
l’émotion, du jeu, de la confiance.
Le cinéma nous dévisage et nous
contemplons notre mirage avec un innocent narcissisme, comme si cela pouvait
durer pour l’éternité, comme si le défilé des traits ne devait pas un jour
cesser, au même titre que la peinture de portraits royaux.
Faire l’histoire de la figuration
équivaut également à narrer sa disparition, à placer en parallèle, en montage
alterné à la Griffith ou avec le split screen
d’un De Palma, l’ascension et le déclin, le climax
et la chute, l’avènement du visage, superbe, arrogant, en contre-plongée
favorisée, autant que son effacement, dans les masques priapiques des affiches
de Francis Delia (ou un clip de Laura Branigan par Bill Friedkin), dans les
cadavres survivants de la Shoah.
Tout conspire à nous nuire, à nous anéantir, mais, l’espace d’un instant de cinéma,
notre pauvre visage se donne à célébrer en majesté, à aimer en fraternité, à
désirer par-delà le temps, le pays, la langue et l’origine.
Le visage, contrairement à l’imagerie
Benetton, ne fonctionne pas en patchwork
internationaliste, en perles multicolores enfilées pour rassurer et faire
consommer le « cochon de client » (ou de cinéphile) : il existe
pour nous rappeler à nous-mêmes, nous enseigner la beauté, pour susciter la charade ou l’embrassade, pour
recueillir la mousse à raser, le rouge à lèvres, le sperme ou le rimmel, pour
récolter la gifle ou le baiser.
Tant qu’il agira ainsi, les cinéastes
continueront à tourner, même en HD, même sans caméra, et le monde, à leur
image, tournera à son tour, un peu moins vite et un peu moins mal.
Eustache qui fait tache...« tout ne pouvait être vu que dans la perspective du trou » https://www.youtube.com/watch?v=pXNPK0If3gc
RépondreSupprimerAvec au générique le regretté Michael Lonsdale...
SupprimerL'origine du monde, l'origine de l'immonde ; moqué par Lawrence dans sa préface à L'Amant de lady Chatterley, Swift se lamentait car sa maîtresse "chiait" !
Un autre visage d'Eustache, moins scato, plus ado :
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2018/01/mes-petites-amoureuses-lenfance-nue.html