Voix sans visages
Exils # 3 (21/02/2023)
« On n’est jamais seul avec un livre », philosophait sagement Fanny Ardant, naguère sur la TSR. Pas de passivité non plus, car la lecture, surtout romanesque, nécessite compréhension et représentation. Les mots manient l’imaginaire, le style l’anime ou le ranime. Le cinéma impose sa loi, laisse souvent le spectateur en liberté très surveillée, acteur très dirigé, selon la célèbre définition de Sir Alfred. Lire équivaudrait davantage à se recueillir, à édifier un film intime de manière émancipée, subjective et collaborative. Dans le silence d’une discrète et radicale absence, au monde, à notre rôle, voici l’émule du moine, idem mutique mais démuni de (con)sacré manuscrit, emmené hors de lui et néanmoins ramené à soi-même, désaltéré, faux esseulé, à une source essentielle, intemporelle. Rossellini conférait à la clarté démocratique de la profondeur de champ une valeur déontologique, presque une vertu thérapeutique, propice à l’affranchissement, ici et maintenant, du regard, par exemple posé sur une réalité non pas révélée, inaltérée, mais enfin délestée de l’artifice de la légèreté des téléphones blancs d’antan, ceux de Mussolini et non de Leone. Cette liberté de mouvement, oculaire et intellectuel, à l’intérieur du plan, cadre mobile, jamais millimétré, la lecture la procure, devient donc primordiale en prison. Au sein d’asservissements en série, des temps, des instants, lire ressemble à une résistance, une dissidence, une volontaire mise à l’écart avant trop tard, la page imprimée à un pacte sensoriel d’anonyme amitié. L’écran, petit et grand, fonctionne comme un miroir : fantômes dedans, fantômes devant. Le volume ouvert, alternative d’univers, invite en vérité au rêve éveillé, au tempo personnalisé, à une bande-son intériorisée. Tandis que la mise en abyme procède du tableau, du film, l’autobiographie, le récit à la première personne, instaurent une proximité à distance, une étrange transparence, une identification identifiable à la dissociation.
On (re)connaît les caméos de
Hitchcock ; on se fiche de la face de l’auteur, de sa mise en valeur.
Puisque l’écriture, prélecture, ne se soucie de son allure, de sa soulignée
signature, je me (dé)peins, je me mets en scène, elle possède une voix aussi
affirmée, mais moins matérielle. Certes singulière, elle s’avère en définitive
éphémère, aussi puissante mais moins imposante. Immersive sans être intrusive,
elle (s’)autorise (à) une traversée plus contemplative que directive, une
évasion contraire à la coercition. La découverte d’ouvrages dépourvus
d’outrages rejoint bel et bien, illico, la redécouverte de la radio,
espace similaire et différencié de la voix non figurée. Le modeste et modique
média d’immédiat et de mémoire, de direct et d’archive, ponctué par les heures
et les actualités, propose du sonore, du sport, de la politique, de la
musique, du régionalisme, de la nostalgie, de la légende, de la propagande. Sur
des ondes invisibles, les animateurs et les animatrices dialoguent ad hoc
avec leur public, l’écoutent ou le réconfortent. Ces assistants sociaux en mode
audio deviennent au fil des fréquences, des émissions à émotions, de
pertinentes présences, durant le désespoir du soir, à l’instar de phares en
activité au sein de l’agitée obscurité. Fi de la folie de l’auditrice trop
éprise du présentateur séducteur (Un frisson dans la nuit,
Eastwood, 1971), tout se passe ici de façon sereine, consensuelle, presque
policée, loin des éclats de voix en veux-tu en voilà et de la furie des fictifs
conflits du coûteux spectacle télévisé méprisable et méprisé. Aux heures de la
mainmise du malheur, une certaine humanité essaie de ne pas sombrer, naufragés
(r)attachés au micro tel un radeau. Le grain des destins se donne à entendre,
comprendre, inapaisé, à partager. Autant tribale que triviale, historienne du
présent, peu oublieuse du passé, sinon à lui perfusée, l’expression
radiophonique entre le mythique et le mystique hésite. Confidence contre
confession, elle dessine sa sienne dimension, évanescente et immanente, non
(pré)vue et reçue.
Commentaires
Enregistrer un commentaire