Annick aime les sucettes

 Exils # 9 (12/12/2023)

Juliette Gréco jugeait misogyne l’émouvant et amusant Jolie môme, sa plaisante appropriation une façon de s’en réapproprier la féminité supposée maltraitée, de lui rendre son inexistante innocence en complice sororité. Que pouvait-elle penser, si encore la chanson d’exception elle connaissait, de Ton style, instrumental recalé destiné a priori à Jean-Pierre Mocky, radical mélodrame – au sens étymologique de drame musical, au sens esthétique d’étude sociale – qui sans se soucier une seule seconde de sociologie, Dieu merci, tant pis pour l’affirmé anarchisme, résumait à lui seul les années soixante-dix, leur lyrisme dépressif carburant à la mélancolie, après l’euphorie de la précédente décennie, en dépit, certes, des dernières infamies de la guerre d’Algérie. Comme si soudain, du jour au lendemain, de midi à minuit, l’occidentale société dessoûlait, pénétrait de plain-pied au creux d’un cauchemar plus ou moins climatisé, Henry Miller very vénère, comme si l’utopie devenait idéologie, le consumérisme terrorisme, l’aventure, au sens sensuel et existentiel, badin ou antonionien du terme, une caricature de pornographie affichée plus dure, hardcore du corps en désaccord avec les foudres féministes, l’émancipation sexuelle, y compris celle de la pédophilie, pas vrai, Duvert Tony, libéralisation de saison, permissivité marchandisée, propice à provoquer le reniement marxiste de sa « trilogie de la vie » par le désabusé Pasolini. À chacun son enfer, ma chère, les salauds sévissent aussi loin du terrain parait-il républicain de Salò, et celui de Ferré, fiévreux à souhait, à deux, in extremis miséricordieux, vaut bien d’être redécouvert, à découvert, tant son créateur semble s’y mettre autant à nu que dans Avec le temps, mais en faisant cette fois du monologue une sorte de dialogue impossible, invisible, du type porté sur la pipe, pas celle de Magritte, davantage de Linda Lovelace (Gorge profonde, Damiano, 1972), et de sa « salope » à lui, pas celle du manifeste homonyme, en faveur de l’avortement, mon enfant, ensuite celle du lexique insultant, surnom de sentiment, du pas trop rigolo (quel pseudo, Beausir Bruno) Doc Gynéco.

La polysémie de la relation SM, « toxique » selon notre médiocre époque si éprise de psychologie, de psychanalyse, Deleuze & Guattari dézinguent et en rient, se prête, sinon se loue, origine du monde merveilleuse et immonde, capital vaginal et avant tout anal revisité par le tandem océanique de Gainsbourg & Birkin (Je t’aime… moi non plus) ou la mutine Mylène (Pourvu qu’elles soient douces), à plusieurs interprétations, l’aimable et estimable Mireille Darc sut donc en user à raison au sujet d’un documentaire sur la prostitution. Si Fellini confiait, confessait, s’être délivré de l’obsession d’une dame via un crachat figuré sur son cul dévalué ; si Brass, satiriste gauchiste, se transformera en apôtre du postérieur, en prêtre des fesses, offrant à la sculpturale et mise à mal (par les critiques peu chics de ses consœurs remplies de rancœur du soi-disant « deuxième sexe ») Stefania Sandrelli l’un des meilleurs rôles, femme fragile et forte face aux fascistes et à la flotte de La Clef (1983), le Léo point phallo, prenant appui sur le tendu tapis de cordes d’époque, portraiture sans rature, en POV, en reflet, une muse et une martyre, une dominatrice et une soumise, une inspiration et une expiration parmi des milliers, une masculinité très tourmentée, dissimulée, « imaginée », réversible et renversée, portée sur la métaphore viticole et la « plaie » où plonger, empaleur empalé, aède acerbe et démiurge dessillé. Tout ceci, un peu fou, en effet, à présent, au temps de la bienséance en réseau tribalisée, sexuée, manichéenne et malsaine, agressive et régressive, demeure indépassable et indépassé, incapable d’être recréé, recapturé, ne rime, peut-être, qu’avec l’électrique et hypnotique, cynique et drolatique Love on the Beat, autre modèle d’intimité surexposée, cependant davantage oraison jusqu’à l’autodestruction, orgasme mâle aux râles d’animale en nage et en rage, revers mortifère du titre solaire cité supra. Tout ceci, ligne narrative et nuances subtiles, art poétique et politique, exercice de style rétif au moralisme, au dolorisme, aux méchants et aux gentilles, lesté de la complexité d’un rapport humain, avéré ou fantasmé, à la fois adulte et infantile, lucide et faussement viril, essai de solitudes congédiées, quitte à l’un, l’une et l’autre se cogner, s’accoupler, se perdre, se retrouver, on renvoie fissa vers le cinéma contemporain de Cassavetes, démonstration et non justification aujourd’hui indicible, déconseillée, censurée, a fortiori au ciné, que penserait Pialat des ridicules « coaches d’intimité », s’incarne dans le corps et la voix d’une admiratrice de Barbara, d’une familière de Prévert, d’une fana de Ferré, guère rancunière, CQFD.

Chanteuse talentueuse, chaleureuse et charmeuse, Annick Cisaruk effectue un tour de force sur France Musique, au côté, pas à l’opposé, d’un accordéoniste délicat et fidèle dénommé David Venitucci. La version originale, aria de poche, presque de sex-shop, bouleversait par sa baudelairienne et verlainienne sincérité, son dénuement d’actualité, son dénouement rédimé ; la cover de « Anna Ruzascki » remémore par sa distance vibrante le fameux Paradoxe sur le comédien (et donc la comédienne) de Diderot, manifeste de mise à l’écart non de l’émotion, plutôt de l’implication, mise au rebut illico des petits psychodrames assez misérables de l’Actors Studio, économie des moyens pour effet certain, Bresson ne dira non. Ton style ressuscite et n’insiste, ne révèle rien du passé, du CV, de la discrète et sidérante concernée, l’illumine mieux néanmoins qu’un disque plus autobiographique, aux textes plus personnels, vers La vie en vrac tendez une oreille. De même que dans la tragédie antique le masque figé finissait par identifier, surface lisse sur laquelle le spectateur savait (se) projeter, l’interprétation impressionniste et non expressionniste confère au morceau une douceur majeure, une élégance transgenre, une évidente virtuosité de modeste modernité. Ni ersatz ni simulacre, ni Damia ou Piaf, ni Lotte Lenya ou Ute Lemper, la « chanson réaliste » pourtant en partage, Brecht & Weill au travail, l’impeccable Annick rayonne en retenue, chavirante et bienvenue, toujours exemplaire et jamais austère. Elle se produira, ainsi disent les impresarios, voire les exploitants de cinéma, la semaine et l’année prochaines sur une scène parisienne (concert thématique du 18 complet, dommage et mérité). Vous recommander d’aller la saluer, la savourer, procède d’une vérité dédoublée, celle de Ferré, de ses amants malmenants, déchirés, désarmés, fumeurs et enfumés, la sienne, flamme de femme fréquentable, on en fait le pari, en tout cas de performeuse accomplie.

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