Demain les souterrains

 Exils # 10 (13/12/2023)

Du père Forster, le cinéphile se souvient donc des adaptations en série d’Ivory, par exemple Retour à Howards End (1992), du dernier film de David Lean (La Route des Indes, 1984). La traduction en français, d’abord datée d’une dizaine d’années, puis rééditée en pleine « pandémie de Covid-19 », opportunisme d’alarmisme, d’une nouvelle assez ancienne, puisque publiée en 1909, s’inscrit ainsi au sein d’une réflexion structurelle sur les classes sociales, sinon raciales, de surcroit au creux d’un contexte conflictuel, de lutte et de trêve perpétuelles. N’en déplaise aux exégètes lui conférant fissa le statut d’outsider, a fortiori classé en science-fiction, allons bon, elle ne révolutionne en rien l’univers poétique et politique de l’écrivain, plutôt le projette parmi une « méditation » aux allures de malédiction et faisant appel, dès l’incipit, à « l’imagination » du lecteur, en sus située dans une atemporalité non dépourvue de britannicité, cf. le nom (Wessex) de la localité. La critique contemporaine, bien plus positive que l’originelle, a priori emplie d’indifférence polie, s’ébaudit aujourd’hui à propos de sa supposée qualité prophétique, La Machine s’arrête désormais célébré en petit précis dépressif de technologique totalitarisme, entre ubiquité audiovisuelle et solipsisme pluriel : même les câbles pharaoniques de la toile mondiale numérique figurent au fond des océans d’antan… Mais l’art, mes chers, celui du temps ou de naguère, possède en soi un caractère visionnaire, involontaire, qui confère, disons à Soleil vert (Fleischer, 1973), un côté documentaire, qui transforme, registre davantage intime, Rosemary’s Baby (Polanski, 1968) en future autobiographie, la satire de l’ambition hollywoodienne déviée vers l’allégorie d’une tragédie américaine. Écrit en partie en réponse au point de vue du Wells de La Machine à explorer le temps, lui-même paru au Royaume encore Uni en 1895, date de naissance officielle du ciné, il fallait y penser, dont le marxisme de surface(s), à deux étages, les fils de (l’Homme) riches, forcément oisifs, très régressifs, sur terre, en plein air, veine de nouveau jardin d’Éden, la progéniture des pauvres, férocement anthropophage, sous terre, arpenteurs albinos et presque aveugles de puits la nuit, une machinerie les relie, les asservit, put inspirer le script de Metropolis (Lang, 1927), autre sommet, in fine fédérateur, Hitler préfère, de mécanisme et d’antagonisme, voire le gynécée de cavernes cannibalisé de The Descent (Marshall, 2005).

Si Forster (r)emprunte à Herbert sa topographie de dystopie, la renverse aussi, l’essentiel réside, en vérité subjective, ailleurs, du côté du cœur. Les auteurs de l’avant-propos et de la postface historicisent et actualisent, thématisent (notamment autour du retour à la nature et de l’isolement en réseau, en rime à une récente « distanciation sociale », ici assimilée à une épouvante de la tactilité), ils citent à la rescousse le « socialisme anti-industrialiste » de Morris & Ruskin, Huxley & Orwell, les pingouins insulaires de France, la philosophie en reflet de Hobbes & Anders. Et gardent un silence assourdissant, éloquent, au sujet du ressenti du récit initiatique, de sa mise en abyme subtile, quasi invisible, de sa dimension symbolique et non plus prospective. Il ne saurait s’agir de singer Marie Bonaparte psychanalysant Le Puits et le Pendule, se couvrant de croquignolet ridicule, de réduire l’œuvre à la réduction d’une vie (personnelle, sexuelle), simplement de rappeler que Forster vécut auprès de sa mère jusqu’à la mort de celle-ci, tel William Irish en autarcie, qu’il connut une passion exotique, en Égypte, à la Lawrence d’Arabie, que la plus infime « figure paternelle », freudienne, brille par son absence, que l’on peut lire et apprécier le conte d’époque(s) en mélodrame maternel inversant celui du Talisman des territoires, l’épique pavé épique de King & Straub, dans lequel un grand enfant essayait de sauver sa malade maman à travers l’espace et le temps. Portée sur d’improbables « idées », peu idéalisée, la vaine Vashti ne rejette son rejeton, se désole de sa situation, marginalité affirmée, individualiste, laïque, charnelle, existentielle, au risque du redoutable « sans-abrisme », mise au ban de l’underground bienséant, le rejoint et s’écarte de son destin. Tandis que les « respirateurs » deviennent interdits, le culte mécaniste sévit, « l’appareil réparateur » et traqueur connaît des ratés, le jeunot Kuno réapprend la corporalité, s’abreuve à la liberté. Au lieu du déclin de l’empire romain, voire du colonialisme british, les sans-abris en silhouettes suspectes d’indigènes généreux, moins monstrueux et dangereux que la masse lobotomisée, enrégimentée à l’insu de son plein gré, rassurante et « ennuyeuse » normalité, survient le déclin de cet empire utérin, souterrain, boucle bouclée de dirigeable envolé, écrasé (le crash médiatisé du Hindenburg à croix gammée se déroulera aux USA en 1936, une quarantaine d’ans avant la reconstitution pas à la con de Robert Wise, L’Odyssée du Hindenburg, 1975).

Chez Clifford D. Simak, des canidés se remémoraient une mythique humanité (Demain les chiens) ; chez Edward Morgan Forster, un fils et sa mère, à demi réunis, assistent à une apocalypse tout sauf définitive, presque optimiste, catastrophe de poche plus éclairée que l’obscurité, au propre et au figuré, électrique, ironique, saluée par le cynique Snake Plissken (Los Angeles 2013, Carpenter, 1996), car conclue sur « des fragments de ciel immaculé », olé, loin d’un pseudo-savoir de seconde ou triple main, de « vers blancs » voraces et inquiétants. Ce court texte tendu et bienvenu mérite en résumé son exhumation de saison, modèle d’anticipation comme appel à l’action, pas si conservatrice ni soumise aux masochistes délices des cassandres de la collapsologie.


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