Tombeau des Danaïdes

 Exils # 7 (14/11/2023)

S’il existe un cinéma de l’invisible, pour écrire vite, mystique et scientifique, les films invisibles ne s’identifient à celui-ci, pas plus à l’expérimental ou au non commercial, niches qui s’esquissent, accessibles en quelques clics, depuis la cinéphilie en ligne. Ils se différencient aussi des projets avortés, d’ultimes utopies de visionnaires de naguère, citons, exemplaires, les peu prolifiques et préoccupés par l’historique Leone & Kubrick, le premier cartographe de Léningrad, le second biographe de Napoléon, feuilleton de télévision à présent il paraît assuré par le spécialiste Spielberg, vingt-deux années après la reprise du script de A.I. (Intelligence artificielle, 2001, sans space odyssey, olé). On pourrait penser qu’à côté des regrets la rareté s’avère un vrai critère ; au contraire, la profusion de la production défie toute idée de totalité, de saisie exhaustive et donc définitive. Le cinéma indien, massif et incertain, interdit ainsi, en partie, son appréhension analytique et numérique, la réduit au recensement d’un instant, à l’incomplet catalogue que déjà l’aujourd’hui démode. Au sujet des pavés japonais du romancier James Clavell, par ailleurs auteur du valeureux La Vallée (1971), un critique décrétait qu’il convenait de choisir, vivre ou (le) lire. Au cinéphile, il semble possible de (re)vivre mille et une vies, par procuration, par réincarnation, pourtant il ne possède que la sienne, qui ne saurait certes suffire à inventorier ni visionner des films à l’infini la vaste et mouvante forêt. L’armée à la Macbeth le défait sans cesse, fait de lui un Sisyphe du mercredi, un anachorète de cinémathèque, une vigie envahie ou évanouie. Tantale ne détale, se régale, l’accumulation d’écrans, petits et grands, tu n’en demandais pas tant. L’hypnotiseur de malheur, ressuscité à l’orée des années soixante, se ravissait des sévices à distance de la vidéo-surveillance (Le Diabolique Docteur Mabuse, Lang, 1960), grand-papa pas sympa du sentimental Tony Montana (Scarface, De Palma, 1983), autre adepte atteint d’hubris des murs audiovisuels du technologique totalitarisme. Le ciné se déploie désormais en salle artisanale, sinon muséale, ou alors désincarnée, très automatisée, sur un ordinateur à (la) demeure, du matériel disponible en médiathèque de centre-ville, les cellulaires délestés de mystère et d’éternité, dommage pour Hedy Lamarr, récemment réinventée en pionnière procédurière et star hollywoodienne dédoublée, désabusée, cependant dotée d’ubiquité.

Face à ces surfaces, nos regards et les leurs s’enlacent, insatiable bienveillance de la vidéo à la demande. Des films aux femmes, même mélodrame : les conquérants consommateurs comme Casanova, Simenon, John Holmes, Charles Denner en alter ego de François Truffaut (L’Homme qui aimait les femmes, 1977) ou chez Chabrol l’encharbonné (Landru, 1963), s’épuisent à séduire, ne réussissent à ne pas mourir, collectionneurs de tout cœur, calculateurs presque sans cœur, érotomanes ou mythomanes éliminés ou laminés par un sexe faussement faible et a fortiori moins affamé, moins soucieux d’être rassuré. Les visages et les voyages, les silences complices ou assourdissants, les décors et les corps, les exactions des inguérissables guerres, les excréments des êtres chers, les inspirations policières et les expirations prisonnières, composent en somme une incommensurable somme qui assomme, dont la grandeur effroyable effraie en effet les petits comptables. Au vice du vertige, voici l’antidote de la camelote – tout ne vaut d’être vu, lu, entendu, épousé, pénétré, représenté. Les maudits mots innombrables au Danemark de Hamlet, il s’en moque et les rejette, imitons-le, nom(s) de Dieu. Notre époque trop médiocre, sinistre productrice de métrages, romans, morceaux en toc, laissons-la sombrer au sein malsain de son cynisme monétisé. Des dizaines d’indestructibles civilisations disparurent et disparaîtront, emportées par l’incessant torrent des flux, des flots, de l’information, de la conformation. Et avec elles leurs œuvres, regarde donc leur gueule, telles celles des souvenirs à vomir, puisque périmés, de Ferré attardé au métonymique et métaphorique supermarché de la mortifère modernité. Le cinéma, ce que l’on continue à dénommer de manière discutable via ce vocable-là, ne (se) compte pas, les limites magnétiques de sa mer immense et morte, flotte de fantômes autant océan transparent que la spatiale Eurydice de l’endeuillé Solaris (Tarkovski, 1972), ne cessent de se perdre à l’horizon, à chaque saison. La Lettre volée de Dupin & Poe pratiquait l’évidence dissimulée, une secrète survisibilité. Le ciné inaccessible, rime anonyme à l’inépuisable multiplicité des singularisées destinées, au final banales, fatales, fadasses, effacées, renvoie vers le vivace invisible, le vide du plein, l’arithmétique et hermétique lendemain, sa masse aussitôt tissée au rien.

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