Rudolf en force
Exils # 6 (16/08/2023)
Aussi sublime que la célèbre séquence de danse épuisante et enivrante des Chaussons rouges (1948) ? Presque, par procuration, en raison d’une captation pas trop à la con. Chez Powell & Pressburger, la bien mais mal-aimée sorcière Moira Shearer on s’en souvient se suicidait, in extremis et sans malice sur un tracé ferroviaire sautait, écartelée entre l’art et l’amour, entre deux mecs trop (mal)honnêtes, sommée de (se) décider, donc de décéder, in fine se sacrifier, même si fi de misogynie ici, n’en déplaise à la spécialiste Margaret Atwood, au regard en déroute. Parmi Shakespeare revisité par Noureev, on continue à déclarer encore je t’aime, toutefois on diffère de dilemme : aux amants épris et passionnés dès l’orée, love at first sight, nous dit Kylie, la rivalité familiale et la mise en scène funèbre de mise en abyme théâtrale s’avèrent en effet fatales, la fidélité d’un philtre factice, religieux, à la Tristan & Yseult, indémodables modèles d’aïeux mortels car amoureux, offerte et fermée, scellée, sur le lit incliné de l’inflexible fatalité. Auparavant, en rime macabre à Bergman, la Mort se couchait sur et avec Juliette, présage de prise d’otage. Tandis que des duettistes made in USA se soucieront ensuite de létale ethnicité, d’urbaine marginalité, de violence juvénile en bandes (dés)organisées, revoyez en vitesse le West Side Story de Bernstein & Sondheim puis de Wise & Robbins (1961), la paire de Russes se préoccupe de puissance, de persévérance, de douce désobéissance. Voici aussi deux bagarres anthologiques, doublement chorégraphiques, ludiques et tragiques, aux croupes masculines de défi gay friendly, à l’assassinat insoupçonnable de spectacle patraque, cf. le final fameux de Phantom of the Paradise (De Palma, 1974). La permanente et pertinente inventivité couplée, décuplée, de Prokofiev & Noureev procure au spectateur auditeur une surprise et une ivresse renouvelées sans cesse. Tout respire, tout inspire, tout conspire à leur nuire et à tous nous séduire. Le désastre intime (se) construit (sur) une succession de cimes, celle de sa réussite esthétique. Chaque geste et chaque note relèvent en ressentie vérité à la fois de l’apothéose et de la catastrophe, mouvement miroitant, combattant, contradiction insécable, à l’image du tandem éternel, son cœur catalyseur de cadavres au carré, accolés, produisant finalement, fortuitement, l’apaisement des clans désormais impuissants et cependant survivants, peut-être disponibles pour des histoires d’espoir, dépourvues de rancunes et de contretemps.
Le compositeur cinéphile,
collaborateur d’Eisenstein, écrit ceci en 1935 ; le plus bref Noureev le
danse en 1965, le conçoit et le crée en 1977 et 1984. Alors directeur de
l’Opéra national de Paris, l’éclectique et cosmopolite demandeur d’asile
francophile, au parcours moins agité, pas moins acclamé, que celui de son
compatriote international, néanmoins né en Ukraine, passé du piédestal au
pilori, sic transit gloria mundi dans l’URSS de Lénine & Staline,
émeut et amuse, son héritage évite l’hommage et l’outrage, sa vitalité ne
vieillit, bénéficie d’une équipe artistique au zénith et d’une troupe
impeccable, impliquée, joueuse et généreuse, mentions spéciales aux décorateur
et costumier Enzo Frigerio & Mauro Pagano, aux admirables étoiles Myriam
Ould-Braham & Mathias Heymann. Dirigé par l’ardent et discret Vello Pähn,
ce conte archétypal, jamais académique ni bancal, se hisse de facto
d’un évident et virtuose chef-d’œuvre au niveau. Le lyrisme délicat et martial,
tout sauf sentimental, s’incarne en continu et au creux d’un air connu et
reconnu, irrésistible et invincible, y compris à la sauce Brass, péplum pimenté
ou parasité par le patron de Penthouse (Caligula,
1979), où Lady Capulet, très entourée, annonce la gestuelle du « monde
sensuel » d’une Kate Bush joycienne, déjà danseuse audacieuse de
« deal with God » (Running Up That Hill), et la
souplesse serpentine des sirènes du ciné (en)chanté, chaloupé, coloré, de
« Bollywood », vocable discutable pas si cool. Lorsque la
forte et frêle Juliette s’empale sur le poignard du leurré Roméo, mis par
lui-même définitivement KO, le frisson de l’essentielle illusion, de l’existentielle
émotion, à nouveau vous saisit, tel jadis l’imparable trépas de l’ensorcelante
et ensorcelée, bouleversante et bouleversée, muse martyre d’Andersen. Ce que le
grand écran de maintenant se refuse à fournir, à fabriquer, formaté, perfusé,
téléfilmé, la musique classée classique, a fortiori physique, en
vidéo vite enregistrée, sa trace fugace d’instantané conservée, colon souvent
d’à quoi bon, par exemple l’actualisée et patatras La Traviata de
Simon Stone & François Roussillon, ainsi le ressuscite intact, magistral et
amical.
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