La Fin du film

 Exils 11 (15/12/2023)

Ouvreuse deviendrait en anglais usherette ; chut se change en hush (Robert Aldrich opine ; Bette Davis rempile, cf. Chut... chut, chère Charlotte, 1964). Sis ainsi sous le signe du silence, sinon du secret, d’une vie secrète et d’une blondeur éclairée, Josephine Hopper, modèle, muse, épouse, peintre, alors à mettre en parallèle avec Marianne Faithfull (A Secret Life, morceaux mis en musique par Angelo Badalamenti), le beau tableau du sage Edward ne figure plus cet « effondrement central de l’âme » dont Antonin Artaud se plaignait auprès du correspondant Jacques Rivière en 1924, qu’auparavant Poe donna à lire, à ressentir, au propre et au figuré, architecture d’usure, impure, promise à la fatale fissure, dans La Chute de la maison Usher, cimetière domestique puis aquatique à l’ironique patronyme en rime, parue en 1839. Au siècle suivant, à l’orée d’une année elle-même maudite, placée sous le sceau d’une destruction de masse encore inédite, il s’agit davantage de pratiquer, transposer, en apparentes immobilité, tranquillité, la profondeur de champ et le split screen conjugués, de faire coexister trois espaces donnés, exposés, ceux de l’écran, de la salle, de l’antichambre (des douleurs, des couleurs). Structuré autour d’une colonne à la fois énorme, économe, d’un mur obscur, New York Movie – titre polysémique, porté au carré par l’alternatif N.Y. Movie House, donc, en définitive, film à New York, film de New York, cinéma new-yorkais – raccorde les réalités reliées, différenciées, les intériorités variables et avérées, comme une mosaïque ésotérique et pragmatique, dont l’onirisme et l’érotisme en sourdine, découpés, décuplés, ne pouvait que séduire le spécialiste David Lynch, lui-même associé à l’Angelo précité, boucle bouclée. Adoubée par Breton, pour de pas si surréalistes raisons, condamnée à une prochaine disparition, tels les Esquimau glacés parmi les suspendus paniers d’osier d’une enfance en France, pensive plus qu’intrépide, en uniforme plus qu’en forme, la femme aux yeux fermés, aux bras croisés, se fiche du film, de facto projeté pour un public famélique, peu nombreux et peu soucieux de suivre au sein de ténèbres de caverne platonicienne, à cause des féroces plafonniers en triplé, une bande abstraite, incomplète, en écho à l’escalier du clair couloir.

Maître de l’instant, du hors-champ, Hopper réhausse sa scène assourdie d’une grise moquette au moyen de lueurs éloquentes, clémentes, orchestre modeste en bleu, jaune, orange et rouge. Les lignes de fuite des sièges et des marches confèrent à l’ensemble, à voix basse, un discret mouvement, reproduisent en mode trivial la fugue mentale, du spectacle assis, de l’inaccessible esprit. La toile, objet, sujet, lexique identique, aux deux arts, pas par hasard, met en lumière, littéralement, une héroïne anonyme, ennoblit celle qui peut-être s’ennuie, la décadre sans la confisquer, l’expliquer, énigme du quotidien, d’un métier point mesquin, à côté d’un rideau d’entrée serein, en tout cas, Degas ou pas, plus que celui en velours bleu, onduleux, dangereux et merveilleux, de Blue Velvet (1986). (Ruban de) rêve(s) éveillé, commerce collectif désormais, plus que jamais, mis en difficulté, menacé par le divertissement en ligne, à domicile, la fermeture future de bâtiments presque aussi déserts que ceux du chrétien sacrement, le ciné, lieu et (en)jeu, on s’en désole ou l’on s’en console, ne saurait susciter du lien social, (r)assemble des individualités, des solitudes durant deux heures, de tout leur cœur, pacifiées, pétrifiées, rangs de regards au-dessus d’eux rivés, non en train de se rencontrer, en dépit d’une mystique fantasmatique, de premiers désirs adolescents ou d’accouplements au creux des feus permanents classés X des années 70. Symbole et icône à succès, admiré de Mendes & Wenders, Argento & Huston, Hitchcock & Scott, cinéphile fusionnant les salles fréquentées, y cherchant son inspiration de peintre à décoincer, Hopper portraiture un mystère, un empire des lumières, mes amitiés à Magritte & Friedkin (L’Exorciste, 1973), magnétise le réalisme, écrin d’incertain au charme magicien. En Amérique du Nord règne et se reconnaît un cinématographique décor, effet de reflet, en témoignage à bagages de sa mythologie d’images, terre étrangère et familière propice à susciter du fictif, du narratif, extasié ou angoissé (Twentynine Palms, Dumont, 2003), Baudrillard exilé, motorisé, s’en apercevra, l’arpentera. Heureuse ou malheureuse, certes songeuse, l’ouvreuse demeure fermée aux spectateurs intérieurs, extérieurs, actrice attentiste, passive et doucement rétive à un roman national bancal, celui du (dé)peint pays, où Rockwell parait croiser De Chirico.

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