A Scene at the Sea : Big Wednesday
Suite à son visionnage sur la chaîne d’ARTE, retour sur le titre de
Takeshi Kitano.
Oh Johnny Jane
Un autre camion à benne
Te transportera de
bonheur en bonheur sous les cieux limpides
Jane Birkin
Exeunt les
gangsters, voici les surfeurs : derrière un titre pictural, un film
impressionniste, sorte de beau brouillon à Hana-bi (1997), achevé au même
endroit, sur une plage au sable au goût de cendre. En surface, l’argument ressemble
à celui de Rocky (Avildsen, 1976), prolétariat + championnat, mais
contrairement à Balboa, Shigeru ne connaîtra pas la double acmé de remporter
son combat, de serrer dans ses bras son Adrienne « handicapée » à
lui. Cette silhouette sans passé, sans avenir, à peine au présent, à peine
personnage, privée de parole et d’oreille, porte à son plus haut point le
mutisme et l’immobilisme des incarnations de l’acteur-réalisateur. Camusien,
presque christique, cf. le couple masculin drolatique des disciples, l’éboueur
s’évapore du plan, y laisse une planche de support photo en écho à celle de
l’épiphanie du début, mise au rebut. Ici, la pureté d’une idée (fixe) naît sur
l’ordure littérale. Ici, héritage à la fois biblique et laïc, la mer équivaut à
la mort, sa liberté miroitée à la Baudelaire ouvre sur le trépas marin des
Vikings. Keanu Reeves (Point Break, Bigelow, 1991) rencontre
ainsi Charon, tandis que A Scene at the Sea (1991 aussi)
prolonge la disparition pareillement aquatique de L’avventura (Antonioni,
1960). Une fois le récit bien ordonné, structuré, signifié de l’ère dite classique
congédié par l’expérimentation moderne, placée sous le signe adulte du doute,
de l’incertitude, il ne reste plus que le ressassement, la reprise au sein d’un
espace-temps flottant, redondant, répétitif, le ressac des vagues et des
variations. Annoncée dès l’épisode poignant (et nocturne, infernal) du bus, où
le col bleu se fait refouler par des salarymen
millimétrés, la séparation finale, tout sauf lacrymale, scelle un destin stoïcien,
qui dit beaucoup en ne disant rien.
Ethnologue du clan, de son
enfermement, de son ramage, de son Outrage (2010, 2012, 2017), Kitano continue
à dialectiser ses sourds-muets avec leur environnement, leur microsociété,
substituant à l’individualisme démocratique US une solidarité parfois indifférente,
une générosité a posteriori rusée. Œuvre symbolique et politique, ludique et mélancolique,
A
Scene at the Sea insère ses descendants attachants, inversés,
d’Eurydice & Orphée à l’intérieur de la communauté plutôt que du concours,
le cinéaste apparemment peu préoccupé par l’esprit de compétition nippon.
Autour du tandem taciturne, émouvant,
gravite ainsi tout un petit peuple esquissé avec élégance, indulgence, juste
effleuré par la violence, je pense au chauffeur et aux flics s’échauffant. Dans
La
Splendeur des Amberson (1942), l’invisible Welles racontait une
décrépitude ; dans A Scene at the Sea, Kitano se tient
également hors-champ, donne à voir un évidement, une obsession suivie d’une
assomption, écrirait un critique catholique. Et pourtant, comme chez Orson, la
beauté de l’ouvrage, sa majesté en mineur, sa plénitude modeste, suffisent à
rédimer le déclin dépeint, à repousser au large le caractère dépressif de la
coda. Sous le ciel lourd, le cœur lourd de l’amoureuse et du spectateur, en
chœur, se voient vite allégés par des instants souriants, du tournage, de
l’histoire, accolés, rythmés, manière supérieure, gare aux pleureurs, de
prendre congé, de reprendre le collier, le cours des jours, du souvenir de l’amour.
Vacciné contre le misérabilisme, le sentimentalisme, l’anecdote et la flotte,
rempli de toute la tendresse de Takeshi, la chronique tragi-comique reformule à
sa façon l’aphorisme de Montaigne – si philosopher signifie apprendre à mourir,
surfer frise la folie et donne un sens, double sens, à la vie, au moins durant quatre-vingt-seize
minutes de romantisme zen, à rebours du tumulte.
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