Une pluie sans fin : Le Mari de la coiffeuse
Parapluie d’Algérie à la Demy ? Plutôt pluie noire du désespoir.
On and on the rain will fall
Like tears from a star
Like tears from a star
On and on the rain will say
How fragile we are
How fragile we are
Sting
Face à ce film déceptif puis
dépressif, on pense à Tarkovski & Tarr davantage qu’à David Fincher ou Bong
Joon-ho. Pour résumer, disons qu’il s’agit d’une histoire de
dépossession(s) : durant deux heures, un zélé vigile d’usine perd tout,
son « disciple », son emploi, sa prostituée, son intégrité, sa
liberté, son identité, son passé. Anti-héros à la Richard Matheson (et
Guillaume Foresti) en train de disparaître sous nos yeux, « l’inspecteur »,
titre ironique donné par de vrais flics, enquête de son côté sur un tueur en
série de femmes aux mœurs que la rumeur qualifie de légères, sinon rémunérées.
Son rêve secret, non confié à la travailleuse du sexe amoureuse de lui,
locataire à cocard de la Pension Mélodie (pour un meurtre, bien sûr, Ellen
Barkin & Al Pacino opinent), aussi écarlate que celle de la Roxanne de
Police ? Coffrer « l’enculé » qui sévit et s’évanouit, honorer
son mentor, capitaine magnanime, candidat volontaire à l’exil, de préférence
ensoleillé, vers lequel il ramène tous les ouvriers, potentiels suspects, justification
à la con. Hélas, l’incorruptible protecteur, chasseur de voleurs, « maître »
d’un adjoint juvénile acceptant les pots-de-vin, se salit à son tour les mains,
les ensanglante dans un champ, défonce la face d’un agresseur sexuel, faux
coupable hitchcockien kidnappé pour rien, in
fine innocenté par le vieux policier devenu légume d’hôpital et pourtant
révélateur visité de vérité, via une
coupure de journal primordiale. L’ouvrage cruel, caustique, mélancolique,
politique, le bouclait dès le début derrière les barreaux d’une voiture de
police, insérait son reflet sur le rétroviseur ésotérique d’un camion au cours
de la traque. Arrivé trop tard devant le chirurgien pour sauver son camarade
(sens duel) cabossé, victime d’une hémorragie cérébrale, l’obsédé à quart
d’heure de célébrité, récompensé d’un célèbre livre rouge pour la qualité de sa
sécurité, s’interrogeant sur la réalité de l’instant enivrant, vibrant, s’avère
le dindon d’une farce funeste, à la recherche d’un ersatz de Cendrillon, auquel
faire enfiler la godasse abandonnée, en sus de la responsabilité des atrocités.
Pire, il duplique sa culpabilité en
établissant un piège pitoyable – la péripatéticienne platonique servira
d’appât, coiffeuse au carrefour des aciéries, au centre de la petite Hong Kong
continentale à défaut de la grande, pure utopie de nouveau départ à deux, enfin
heureux, à l’heure d’une rétrocession sous tension. Si l’on connaît le cinéma
de Brian De Palma, on devine vite comment tout cela finira, on se souvient que
Sally succombait sous le drapeau US et que Jack écoutait son cri à l’infini sur
un banc enneigé. Le film de Dong Yue se termine idem, sous des flocons de saison endeuillés, présagés-singés lors
de la cérémonie précitée, peut-être mentale uniquement, mais le réalisateur persiste et
signe, situe sa coda dedans et dehors un autocar
qui point ne démarre, métaphore (filée, cf. le side-car inaugural) routière d’un pays à l’arrêt, englué dans un déluge
et une déréliction dépourvus du moindre remède, la destruction individuelle
doublée d’une dimension collective, cristallisée par le spectacle de
l’explosion du complexe en concurrence, en déshérence, pour l’édification du
peuple licencié, sidéré, silencieux. Tout commençait néanmoins par la fin, par une
émancipation, une sortie de prison, un retour sur les lieux du crime et de la
déprime, des dépouilles féminines et du suicide à la Anna Karénine. Avant que
la jeune femme ne se jette du pont ferroviaire, décor sur fond vert, l’horizon
paraît un simulacre, le réel se dérobe, moment méta et mise en abyme d’une
météorologie d’abîme, d’êtres abîmés, au patronyme d’inutilité, promis à se
masser au sein du prochain centre commercial et quartier résidentiel,
accessoirement à massacrer leur famille, fait divers signifiant, à pratiquer le
thé dansant dans un stade désaffecté. Si Borges concevait le roman policier en
organisation du chaos, notre cinéaste-scénariste, ancien chef opérateur passé
par la publicité, cartographie l’absurdité, chronique une mort annoncée,
programmée, scindée en deux époques, 1997 + 2008.
Il s’inscrit dans un sillon sinistre,
sinistré, déjà tracé par ses compatriotes Diao Yi’nan & Jia Zhangke, il
substitue au deserto rosso d’Antonioni, similairement industriel, un no man’s land dégradé aux dégradés de gris,
terre vaine à la Eliot propice à l’éclosion des névroses, des psychoses, des
stases et des métastases, le corps sociétal et le corps singulier soumis à une
insanité généralisée, celle d’un régime moribond, bientôt ressuscité en
capitalisme délocalisé, impitoyable, celle d’un pragmatisme rétif au
romantisme, à la raison. Autant et différemment cinglé que l’espion sonore de l’admirée
conversation de Coppola, l’apprenti justicier, sorcier faisant fi du sacrifice,
d’une promotion, achève son odyssée esseulé, rempli de réminiscences et
d’absences (de mémoire, d’espoir). Il conviendrait de déconseiller le
visionnage à l’approche des épuisantes réjouissances humanistes et cyniques du
Noël de 2018, éloigné du récit d’une décennie, à revivre aujourd’hui. Il revient
de saluer un premier film en forme (en Scope) de réussite, classique, lucide,
qui met au jour le mystère (de l’assassin) et assombrit la lumière (sous un
flot diluvien), que sert remarquablement la pâle Jiang Yiyan, jadis croisée
parmi la cité de la mort et de la vie selon Lu Chuan, le ténébreux Duan Yihong,
itou séparés par dix ans d’écart, pas de hasard, accompagnés par les notes
éparses de Ding Ke, collaborateur de musiciens français, sa partition par
ailleurs enregistrée à Paris. Primée à Beaune, Tokyo, cette « tempête se
tissant », intitulé original de portée sociale, comporte en outre une
ouverture quantique, schizophrénique, au champ-contrechamp solaire/hiver à la
Godard, et une assez superbe scène de danse triste souriante, poignante, lent
naufrage d’un homme et d’une femme qui pourraient se sauver, au propre, au
figuré, qui se désenlacent et se rendent à la solitude, à l’aliénation, à la
damnation (they dance alone chantait
Sting contre Pinochet).
Pas de chaleur (humaine) pour se
réchauffer, à part un bar entre amis, aussitôt aboli, et pas de rédemption ni
de postérité, confirme le gardien tarkovskien, voire révisionniste. La tragédie
d’un type ridicule, pour paraphraser feu Bertolucci ? Un drame climatique
aux résonances existentielles, au-delà d’un polar critique et historique, où
la pluie peu purificatrice n’efface les cicatrices et dissimule un soleil
trompeur, celui de Mao (du marché) ou en rime celui de Staline, Mikhalkov
valide…
'Femmes aux mœurs que la rumeur qualifie de légères, sinon rémunérées'
RépondreSupprimersi non rémunérées, elle dit quoi la rumeur ;-)
Joli billet.
Réponse possible au stade, lorsque la danseuse frotteuse refuse les billets ; merci du passage positif.
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