Détective Dee : La Légende des Rois célestes : Le Maître des illusions


Fin du fleuve ? Renaissance à la Renoir.


Ce film, à la fois décevant et passionnant, passionne parce que déçoit, délaisse l’épique au profit du théorique, ne boucle pas la trilogie mais la détruit. Il s’agit, résumons, d’un amoncellement de mises en scène, d’ailleurs signé du scénariste/dramaturge Chang Chia-lu, c’est-à-dire d’un divertissement méta. Nul hasard si l’ultime affrontement fait s’opposer une réplique informatique de King Kong, à la blancheur bénéfique, et une doublure de Bouddha, à la silhouette constellée d’autant d’yeux que le fameux docteur Mabuse : Tsui Hark délivre pour le cinéma numérique un équivalent de l’ouvrage de Merian C. Cooper & Ernest B. Schoedsack pour l’analogique, le titre de 1933 déjà un similaire sommet réflexif, relisez-moi ou pas. La mise en abyme transforme Dee et ses amis en témoins d’un spectacle hallucinant, halluciné, en spectateurs du récit miroitant ceux de la salle, du salon. Face aux tours de magie liminaires, démonstration de collaboration, aux « trucages » au carré, ainsi désignés par l’empereur moqueur, aux simulacres en série, individuels et collectifs, translcasses, transespaces, extension(s) à profusion de Māyā, illusion de l’hindouisme ou du bouddhisme, il ne reste plus, par conséquent, que le sanskrit, les soutras, le corps. Ce film, que certains trouveront fatigant, s’autorise aussi la fatigue, reflète en lui celle du détective d’abord dérouté, découvert cardiaque, rendu malade par un « démon » à domicile. Ici, Tsui Hark se contredit, s’assagit, se dévoile, lève le voile illusoire, celui du ciné, surtout le sien, d’artiste brechtien, entiché du vide 2.0 révélé allegro. Au royaume du mirage généralisé, instrumentalisé, par les révolutionnaires anonymes, masqués, par les conservateurs de blockbuster en mode Hollywood, par les gouvernants rassurants, il tombe le masque, le black mask, il traque un reliquat de vérité logé dans la lucidité, la loyauté, la mansuétude, le dépassement d’un passé placé sous le signe de la trahison, de la torture, pauvres sorciers à la solde d’une dynastie pourrie ensuite réinventés en vengeurs sans cœur.


Le cœur oriente le regard, a fortiori un esprit troublé, philosophe à raison le héros, petit traité de phénoménologie express à l’usage des masses estivales venues se vider le cerveau, en vérité se retrouvant devant une fresque défiant leur intelligence, leurs sens, leur vision du monde et des images en mouvement. Non pas voir, mieux voir, non plus croire et pourtant croire encore, apprendre à pardonner, à donner au-delà de la coda, cf. le générique de fin généreux, peuplé de pièces supplémentaires du puzzle, l’avant-dernière presque la première en importance, en signifiance, en transcendance du ludique et du mélancolique en politique, puisque l’impératrice narcissique, narquoise, admire et se mire dans une statue de la miséricorde dotée de ses traits, succombe donc au culte de la personnalité, davantage maoïste que stalinien, s’impose et débaptise vingt ans après. CQFD de boucle bouclée, car les fascistes de partout refaçonnent toujours l’existant suivant leurs plans, architectes des êtres, des extériorités, des intériorités, car ils prisent pour cela les caméras, ne méconnaissent pas le fascisme inné du cinéma, praxis de kapos, de dictateurs à la Chaplin ou point. Tsui Hark paraît prendre acte du storytelling constant, épuisant, de notre temps, s’en sert à la manière d’une structure narrative cancéreuse, chaque sous-intrigue, certes cousue à la centrale, semblant se développer indépendamment, follement, jusqu’à l’extinction du geste, du son, du film lui-même, organisme mutant désormais entièrement numérisé, tourné en Red, projeté en IMAX, en 3D, au format 1.90 ou 2.35. Avant de s’évanouir tout à fait, remplacé par la mythologie des logiciels, le réel exécute un dernier tour de piste au sein de ce barnum en mandarin, sachant cependant conserver sa claire-éclairante lisibilité d’histoires, d’enjeux, d’action(s).


Le physique résiste, riposte et se déplace, prisonnier volontaire d’un univers entre l’animatique, l’héroïque, l’historique, le prosaïque, magicien sommé d’examiner les « commodités » des moines, merci. Le corps féminin se voit érotisé, martialisé, double tension d’héritage et de mise à jour, mon amour de Femen, de guerrière (dé)maquillée, Carina Lau & Sichun Ma s’y collent, s’y mettent, pieds nus, décolleté immaculé, chère chair contaminée, contemplée, désarticulée, déshabillage de soins guère mesquins à vous donner des vertiges hitchcockiens, Kim Novak désapée par James Stewart opine, voire approuve. Les amants, dorénavant, ne se déguisent plus en « papillons » légendaires, tant pis pour les butterfly murders, ne prennent plus la forme de serpents colorés complémentaires, blanc et vert, ils rejouent la comédie sentimentale US d’attraction-répulsion ou l’inverse, à coup de reluquage sous la douche ou de coups au visage, vlan dans tes dents de vrai-faux prince charmant. La sorcellerie caresse des effigies tandis que du sang jaillit en CGI, à proximité des rois célestes réduits à des caméos de colosses silencieux, brisés, pure planque d’arme invisible, visible telle la lettre volée de Poe. Un indocile dragon de déclarée bénédiction répond au dragon docile de l’épée en météorite, exit la kryptonite de Clark Kent, avatar autoréférentiel d’une lame mémorable. Un second se retrouve en prison, un bonze se soucie d’intervention, révèle à Dee sa « fêlure » profonde, innombrables souffrances dont s’affranchir, essayer de guérir, le saint homme se métamorphose en monstre étêté, métallique, à la René Magritte, alors que des tentacules violets aveuglent les combattants, comme issus d'un songe de Lovecraft sous LSD.


Cristallisation du discours, un peintre copiste périt empoisonné, son doublon rempli de poison, et l’acupuncture promet de retaper l’intrépide DD, moins clairvoyant que le miro Matt Murdock. Des souvenirs s’immiscent dans la trame au présent et les faces, parfois, se dissimulent sous des maquillages dignes des missions impossibles de Mister Tom Cruise, capacité sidérée, symbolique, de croiser son trouble et troublant reflet, William Wilson valide. Durant cent trente minutes alertes, majestueuses, morbides, Tsui Hark, stratège et prestidigitateur, dévitalise une œuvre virtuelle basée sur une précise virtualité, mauvaises intentions prêtées à tort au détective armé, en cérémonie d’ouverture aux airs de piqûre de rappel avec tout ce qui précède, deux volets qualifiables de réalistes, enracinés parmi un corpus culturel, nefs somptueuses amarrées, même en partie, à la réalité, de la dynamique diégèse, exhaussée par la synthèse. Lorsque l’origine disparaît, lorsque le spectaculaire se dissout dans le spéculaire, lorsque des mannequins malins servent de leurres à des chasseurs d’éminences dorées, grisées par le pouvoir, obscurcies par l’envie, le réalisateur/monteur/producteur revient à ses valeurs précitées, dispose le protagoniste en retrait, retravaille en artisan visionnaire, au budget initial irrespecté, une thématique contemporaine, anecdotique, existentielle, essentielle, tresse le matériel à l’immatériel, le spirituel à l’artificiel, la raison à la déraison. Il trace avec grâce un métrage moderne et intemporel, répond à ses propres questions. À défaut du célèbre Roi singe, le gorille royal, mental, pose délicatement son index sur la bouche de l’émissaire sincère. Ce mutisme gentiment imposé paraphe l’attention nécessaire afin d’appréhender un trésor de vie et de mort, un poème de requiem, un élan éloquent dirigé, pas si paradoxalement, vers l’immobile, la méditation, les pouvoirs de la pensée, la castagne bigger than life des entités d’identités en rime au duel fratricide, jadis, des scanners de David Cronenberg.


Dans la bataille stimulante ou désolante des apparences, des influences, des réminiscences, des démences, la foi triomphe, le pardon apaise, le cinéma survit en autarcie et l’enquête s’émancipe du moralisme de la quête, s’apparente à un parcours sur une vaste tapisserie de signes à interpréter, de pièges à déjouer, de fictions de feuilleton en mille-feuille à effeuiller, à effleurer, à l’instar d’une peau attirée. Le cinéma non seulement se métaphorise, s’avise au miroir, de surcroît il se décadre du monde, pas uniquement à Hong Kong, et Tsui Hark, autrefois amateur de cannibales marrants, aujourd’hui admirable Prométhée, nous offre son foie et son cœur à dévorer, à chaque séance agonisant et renaissant.

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