Dionysus : Le Chant des terres


L’os dressé de Dionysos ? Un tendre feu lumineux.


À Patrick Peillon, mélomane remercié

En deux « actes » et trente-cinq minutes, DCD, tout sauf décédé, parvient à retrouver la valeur évocatrice de la musique, sa dimension mystérieuse, mélodieuse, de cérémonie intime. Certes, le tandem, il le reconnaît lui-même, ne prête point foi aux dieux, hélas pour ceux de l’antiquité grecque – en 1983, Paul Veyne s’interrogeait déjà, Les Grecs ont-ils cru à leurs mythes ? Essai sur l’imagination constituante, répondait via la relativité de la vérité, de son « programme » historicisé, passons – mais qu’importe puisqu’il emporte l’auditeur vers des rivages crus abolis, au risque de l’inouï. N’écoutons pas les corbeaux révisionnistes remplis de cynisme : les découvertes de l’adolescence ne vieillissent pas toujours mal, Lisa Gerrard & Brendan Perry le démontrent assez superbement au sein de ce disque séduisant, stimulant, frémissant, auquel on pourrait peut-être reprocher, en pinaillant un peu, d’être apollinien plutôt que dionysiaque, sage ouvrage dépourvu de l’ivresse sauvage du totem homonyme. Débuté en Bretagne celtique, par ailleurs lieu d’enregistrement de l’album, le voyage immobile s’achève, davantage se suspend, parmi une sorte de forêt amazonienne. Ni petit précis de New Age nébuleux, sinon navrant, ni étalon à la con de discutable world music, amitiés désolées à Peter Gabriel, Dionysus (2018) poursuit le sillon de résurrection du bien nommé Anastasis (2012). Dead Can Dance s’y reconnaît, y renaît, y trépasse et se dépasse, à l’image de la figure aux faux airs de phénix furieux. Ici, la mort se colore, cf. la pochette guillerette, au croisement du catch ethnique et de la fête des cadavres au Mexique. Ici, la mer côtoie la montagne, la canopée. Ici, on libère les esprits, on danse en compagnie des bacchantes, on invoque et conclut par un psychopompe, conducteur métaphorique car l’œuvre d’art, par définition, conduit l’âme embaumée, sens duel, des artistes défunts jusqu’à celle des vivants provisoires, qu’elle élève à sa hauteur, à son intensité, à son Ciel baudelairien, seule transcendance disponible, compatible avec un matérialisme lucide.


Les aimables nochers de DCD, admirateurs notoires du cher Charlie, renvoyons vers Spleen and Ideal (1985), évitent de délivrer une énième danse macabre en reflet d’intitulé. Au contraire, ils explorent d’autres bords, constamment à contre-courant du tout-venant, du découpage sacro-saint, voire précoce, telle une éjaculation, de la pop contemporaine, revitalisant ainsi le dualisme allongé d’un Mike Oldfied (Tubular Bells, 1973, trésor sonore bien sûr irréductible à son utilisation irrésistible par le William Friedkin affolé-affolant de L’Exorciste). Bye-bye à la langue anglaise, adieu aux glossolalies jolies, bienvenue au milieu d’un immersif continuum acoustique à la saveur cosmique, comique (voici des chèvres à cornes contextuelles), parfois africaine, jamais vaine, au creux d’une expérience à la fois sensorielle et sensuelle. Une photographie d’amphithéâtre vide décore l’évanescent livret, pourtant tout vibre de présences, d’intelligence, de correspondances, clip polonais au soleil noir, aux tournesols à la Vincent van Gogh, à l’oculaire buccal en rime à celui de Katy Perry (Witness, 2017), à l’ésotérisme communicatif inclus. Outre exister en soi, renouveler une discographie à redécouvrir, ce dernier opus, chef-d’œuvre de poche, constitue de surcroît la bande-son idéale pour (re)lire La Naissance de la tragédie (1872) de Friedrich Nietzsche, pauvre penseur de mon cœur, écartelé entre Richard Wagner & Georges Bizet, eh ouais. Cette année, au pied du sapin, substitué au rien, aux vauriens, Dionysos vous attend, très charmant, guère inquiétant, pas un seul instant blasé, pas une seconde morose. Sachez l’accueillir comme il le mérite, avec reconnaissance et persistance, émancipé des préjugés, me souffle George Michael, auréolé de son aura vaccinée contre l’autarcie. Une galette nostalgique, anachronique ? Une inspiration sereine, pour demain et dès maintenant, qui convie à l’évasion, (hors) du corps et du crâne, qui me remémore encore l’élan lyrique des Rennais de Marc Seberg, Pascale Le Berre & Philippe Pascal à l’instar de fantômes au miroir d’Érato, auxquels j’emprunte le sous-titre mahlérien du mien article, écrit en Décembre.


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