Nathalie Granger : The Washing Machine
Ruggero Deodato ? Marguerite Duras !...
Isabelle porte la cape de Brigitte
Lahaie relookée par Jean Rollin dans Fascination (1979) et Nathalie
pousse le landau de Mia Farrow dans Rosemary’s Baby (1968). « Tout d’harmonise »
affirme Stephen King dans 22/11/63, uchronie sur JKF, et Nathalie
Granger s’avère en effet, à sa manière austère, un film fantastique, un
film de fantômes, un film de Marguerite Duras, donc. Avant de pénétrer pour
l’éternité, infernale, tropicale, coloniale, la villa de India Song (1975), nous voilà dans
une sorte de gentilhommière à proximité de Paris, de Dreux, d’une forêt où se
planquent deux tueurs mineurs, rebelles sans raison, enfants sanglants, informe
la radio en direct. En vérité, le « temps réel », au cinéma et
au-delà, n’existe pas, s’accompagne toujours d’impureté : le présent
s’enlace au passé, au futur, comme les gènes autour d’une hélice d’ADN. Le
prologue, à l’école, remontrances de la directrice à propos de l’extrême
violence de la gosse, ouvre l’ouvrage mais, au lieu de se situer en amont du récit,
il pourrait intervenir en aval, plus tard, par exemple quand Isabelle et son
amie sortent pour la revoir, lui transmettre l’idée d’un placement en pension,
elle fonctionne à la façon d’une « scène primitive » délestée de
connotation sexuelle, bien qu’originelle et intemporelle, elle réapparaît à
l’instar d’un trauma ou d’un
leitmotiv, à l’unisson des gammes au piano entendues en permanence, depuis le
néant liminaire, privées de source, de référence, d’apparence, finalement
remarquées, interrogées, par le vrai-faux voyageur de commerce de machines à
laver Vedette. Quant au générique, il propose un kaléidoscope d’images-moments
aperçus ensuite, a contrario des adieux conçus en best of (cf. le final de Sunshine)
ou en making-of (doloriste selon
Jackie Chan).
La diégèse possède cependant une
unité, une continuité, celles d’un après-midi d’ennui, d’appels téléphoniques,
de tensions, de sourires, de domesticité, de placidité (vaisselle, thé, couture
d’étiquettes nominatives de trousseau). Nathalie Granger offre au regard des
restes de repas hissés à la qualité picturale, triviale, d’une « nature
morte » et un étang à la fois métonymique et métaphorique de l’ensemble –
surface calme, bordée de pourriture végétale, abysses agités, cachés. Nos deux
succubes règnent sur un royaume féminin, où les hommes ne font que passer, exit le mari (Dionys Mascolo, intime de
la réalisatrice, probable géniteur de l’héroïne éponyme). La demeure donne d’un
côté sur un grand jardin, de l’autre sur une rue et une route (visez-moi les DS
à la Fantômas). Le bruit de la circulation imprègne la bande-son, déséquilibré
par le silence des pièces vides, du couloir à la David Lynch, sol rythmique
inclus, capturé dans sa netteté de profondeur de champ. Un chat bâille,
déambule, observe, aussi noir que les habits, les cheveux et les yeux de la
belle Isabelle. Cette autarcie utérine, à peine la troublent les infos
anxiogènes du mauvais western,
sensationnaliste et misérabiliste (mère alcoolique, voici le hic), à peine la relient à la planète des
pylônes électriques fauchés à Faulkner. Spectateur sans peur, sans a priori,
te retrouverais-tu dans le chalet cannibale de Hansel & Gretel ? Ailleurs,
tout près, au bout du coup de fil au préfet, une Portugaise sans papiers signe
elle-même son arrêté d’expulsion. Et le VRP interloqué, mis en accusation par
un « non » inflexible, répété, profération de soupçon au sujet de sa
profession, fera sa confession, revenu à l’improviste, dépourvu du moindre deal, finira par dire qu’il va reprendre
son ancien métier détesté, employé de blanchisserie, dévoile son CV de voleur
apprenti, voit la gamine en jupe courte (un salut à la pédophilie
d’aujourd’hui) en train de dormir, s’en va fissa, saisi qui sait d’une crainte virile,
nanti d’une conscience de (pauvre) pièce rapportée parmi cet univers de biches
(se moque Chabrol) ou de louves embourgeoisées, à la placidité trompeuse (telle
fille, telle mère ?) si l’on en croit le discours indigné de l’autorité,
elle-même sexuée (Luce Garcia-Ville, vue dans L’Année dernière à Marienbad).
La mutique Nathalie se fiche de la
maternité prédestinée (gros matou pas fou substitué à un bébé en plastique),
malgré la pilule pragmatique et l’avortement bientôt revendiqué par Simone Veil, elle
appuie sur des touches de clavier désynchronisées, elle mate sa petite compagne
(et son professeur de musique), la fille de la seconde femme, qui lui caresse
la main, qui fume, qui ramasse les assiettes et les miettes, qui fait du feu au
milieu des arbres, qui va les chercher à la sortie des cours et leur donne leur
goûter. Isabelle se dirait-elle que les deux délinquants représentent un
affreux possible pour sa progéniture ? Elle se reflète en tout cas dans
des miroirs méta, molto Cocteau, de face, de dos, elle s’encadre et par
conséquent l’écran la surcradre au creux de portes-fenêtres ouvertes sur
l’extérieur, ouvertes sur l’intérieur, sas de passage et béances transparentes
donnant sur l’obscurité de sa psyché. Le drame bourgeois ne cesse d’acquérir
une épaisseur hypnotique, au bord de l’énigme poétique (de l’orphisme
hermétique en mode Mallarmé, allez). Assistée de Rémy Duchemin & Benoît
jacquot, Marguerite Duras filme de la durée, filme des mots oraux, filme un
défilé de gestes, de positions, la terrienne sensualité ou la grâce dansée
d’une démarche féminine en tandem.
Isabelle et son amie, deux visages, deux faces d’un unique personnage,
dédoublement évident et polyvalent. L’auteur dans sa demeure rend hommage à sa
propre mère, partage en retard ses tourments vis-à-vis de son enfant solitaire,
indocile, asociale. En 1972, le terrorisme existe, Nathalie Granger
le donne à entendre, chambre d’écho en rime avec la chambre à coucher de Gorge
profonde
et la chambre d’enquête de L’Affaire Mattei, ses parfaits
contemporains. Ghislain Cloquet, collaborateur de Becker, Bresson, Delvaux, Demy,
Malle, Resnais, oscarisé pour Tess de Polanski, livre un noir et
blanc envoûtant, constamment captivant.
La maison-musée-mausolée s’orne de photos de
la minote, de son carnet de notes, de partitions de Bach, d’un matériel de
dessin, de peinture, à ne point « touché », avertit la petite
propriétaire à la graphie fautive. Il ne se passe rien ou si peu ? Il se
passe du temps et il se déploie de l’espace, ce qui transforme l’argument,
anecdotique, dramatique, familial, presque rural, en film funeste, modeste,
guère intellectuel, avant tout sensoriel. Vous en doutez sans doute, néanmoins
Marguerite savait rire et faire rire, pour indice subliminal le gag à distance, à double détente, de la
cliente au mazout, pour preuve mémorable la séquence de vente surréaliste,
drolatique et pathétique, qui en dit long sur l’intrusion, le consumérisme, la
différence de classes, la politique des sexes, la formalité fragile d’une
rencontre inattendue. Depardieu, absolument renversant, paraît sur le point de
voler le film, de le faire imploser avec son énergie mesurée, sinon menaçante
et désarmante, mais la Duras et la Moreau et la Bosè lui coupent le sifflet,
trinité de mères, avérées, par procuration de création, à la Dario Argento.
Lucia, admirée chez Antonioni (Chronique d’un amour, 1950) ou Pedro
Portabella (Nocturno 29, 1968), nous poignarde avec l’un des plus beaux
plans du métrage, quasiment un insert,
alloué à ses traits aristocratiques, pensants, poignants, pure créature de cinéma
que l’on ne se lasse de contempler au sein de sa féline gracilité, d’écouter parée
de sa transalpine raucité. Dans Nathalie Granger se produit une
harmonie entre tous les éléments précités, s’opère une alchimie entre les
tendances duelles, principales, caricaturales, du cinéma français, le courant
Lumière et le courant Méliès. L’expression durassienne fusionne ainsi le
documentaire (mis en scène, mis en film) et l’imaginaire (matérialisé,
visualisé, rendu acoustique).
La surprenante combinaison rebuterait,
engoncée dans une injuste réputation de pensum
onaniste, d’état des lieux (immobilier) fumeux. Ne croyez pas les incroyants,
acceptez de vous confronter quatre-vingt minutes durant au cinéma de Marguerite
Duras. Rien ne (me) garantit que vous l’aimerez, puisque le verbe aimer ne se
conjugue jamais à l’impératif, et qu’importe : je vous assure que l’on
peut y trouver de la banalité rédimée par la beauté, de la complicité devant et
derrière la caméra, une inquiétude assourdie, maintenue en note mélancolique,
ludique, une générosité de lectures, d’interprétations, de sensations, qui
accorde enfin sa place d’acteur au spectateur, à des années-lumière du fascisme
soft de la narration, de la
simplification, du divertissement rassurant, décérébrant. Le cinéma ne saurait
(seulement) s’apparenter à un exercice d’intelligence, il devrait viser
l’éclaircissement physique du mystère de nos vies, comprenez sa manifestation
d’intériorisation, son épiphanie de pornographie. Pas de démonstration, de la
monstration, voire de la suggestion ; plus de dictature des événements
mais leur retentissement subjectif, externe, blocs d’espace-temps à la Deleuze
montés sur le miroir filmique, fantomatique, fenêtre sur les mondes, cristal
d’ondes, hors de soi et en soi-même (la monteuse Nicole Lubtchansky travaillera
longtemps avec Jacques Rivette). Singulière et sincère, Marguerite Duras, n’en
déplaise à ses détracteurs parfois argumentés, signe un home movie littéral,
émouvant, étonnant dans sa familiarité, qui résonne avec et corrige le (homme) home invasion
d’un Wes Craven, bâtisseur au même instant de La Dernière Maison sur la gauche
(1972 itou), fable différente et similaire sur les frontières fracassées, sur
les familles dites dysfonctionnelles, sur la sauvagerie d’un pays et d’une
époque, rappelez-vous de la réponse prophétique, sans réplique, de Melville au micro de Godard dans À
bout de souffle à la question « Quel est pour vous le pays le plus
inquiétant ? » : « La France ».
Oui, des deux rives de l’Atlantique,
les seventies tissent la toile
dépressive des lendemains qui déchantent, des utopies jolies défigurées par le
vitriol de la réalité, même celle, souvent insipide, pasteurisée, des films. Nathalie
Granger ne donne aucune explication (surtout pas psychologique) à la
violence de l’enfance, de saison, il enregistre trois portraits de femmes et
un portrait d’homme remarquables, les inscrit dans un double temps précis,
historique et cinématographique, les fait dialoguer avec une œuvre écrite auparavant, après, infidèle reflet de la filmographie. Exécuté assez savoureusement par un
Vincent Canby, l’opus se conclue par
l’évasion nocturne décrite supra
(dans Les Valseuses, 1974, Depardieu, flanqué de Patrick Dewaere pour
du triolisme à la Bertrand Blier, reverra Jeanne Moreau, suicidaire quadragénaire,
mettant fin à ses jours et ses nuits un flingue enfoncé en son « origine
du monde », à croire qu’elle connaissait l’injonction définitive de Sade –
cousez-moi cette matrice que je ne la pénètre plus – développée au moyen de La
Philosophie dans le boudoir), par la décision d’Isabelle de renoncer à
l’éloignement de la problématique « chair de sa chair » de mère.
Certains y liront une démission, une conviction, le retournement s’installe
logiquement dans la stase générale, musicale. Film d’inertie, d’anémie, de vitalité
insoupçonnée, Nathalie Granger vit à son rythme, s’extraie de la
frénésie coutumière, commercialisée, sinon imposée, en salle et en société. Il
pratique la phénoménologie et l’empathie, il fait rimer les cendres du bois
mort et celles d’un exemplaire du Monde glissé sous la porte, illico déchiré-incendié dans la
cheminée, la valise de Nathalie et l’envie de partir (de quitter son boulot) de
Depardieu, le couple solaire d’une promenade en barque et son homologue qui le
regarde à contre-jour. Telle la maison ignorant les serrures, attirant
irrésistiblement le représentant des établissements Arthur Martin, le film de
Marguerite Duras s’ouvre à vous, vous accueille et vous égare, vous ralentit et
vous défie, vous oblige à mieux voir, à sonder le hasard – osez en franchir le
seuil, car vous pourriez bien vous réchauffer à son discret, posé, racé, in fine
fiévreux foyer.
Encore un billet d'une lucidité "exemplaire heureux" d'écriture personnelle, tel ce funambule qui danse sur un fil magnifique et singulier et qui comme Marguerite Duras adresse l'air de rien son message poignant à l'humanité entière...
RépondreSupprimer(Aux premières loges dans mon Panthéon personnel des billets du Miroir des fantômes...)
Un des rares à avoir su capter la grâce poétique "écranique" de certains acteurs et actrices à sa manière hautement singulière esthétique et littéraire, grâce surannée:
Le Jardin qui bascule (Guy Gilles, 1975)...
https://www.youtube.com/watch?v=nxvFNoaRe2w
https://www.youtube.com/watch?v=DprNsG02pDI
Supprimerhttps://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/04/fast-and-furious-les-tres-riches-heures.html
https://lemiroirdesfantomes.blogspot.com/2015/05/lombre-dun-geant-souvenirs-dorson-welles.html
Jeanne Moreau, une élève de lycée dans ma classe du Lycée La Bruyère à Versailles était apparentée à Jeanne Moreau, milieu des experts Art déco et affiches, j'en entendais parler le lundi surtout quand le dimanche elle était venue prendre le thé chez eux, hôtel particulier de l'avenue de Paris, à l'époque fleuri d'orchidées fort rares dans ces années fin 70...
RépondreSupprimerCollection Jeanne Moreau https://www.youtube.com/watch?v=W66VCoIgQjw&feature=emb_logo
JM par JD + le grand Legrand :
Supprimerhttps://www.youtube.com/watch?v=w3Cy33EivU4