The Bigamist : Ordinary Decent Criminal


Beauté(s) de la série B – à propos d’Ida Lupino (III)…


Cette fois, voilà Ida derrière et devant la caméra. Cette seule fois, la réalisatrice dirige l’actrice, ou l’inverse. Au générique, on retrouve les noms du scénariste-producteur Collier Young, du compositeur Leith Stevens et George Diskant éclaira La Maison dans l’ombre. On pourrait être surpris par la présence de Joan Fontaine, d’ailleurs escortée de sa mère en caméo de proprio, star hollywoodienne d’origine britannique, pedigree presque en parallèle à celui de la Lupino, mais moins lorsque l’on sait que la muse de Hitchcock, Ophuls ou Richard Thorpe partageait alors maritalement les jours et les nuits de Mister Collier donc divorcé d’Ida… Un homme, deux femmes, San Francisco : cela évoque-évite Vertigo, quand bien même le métrage conserve une dimension méta de bon aloi, cf. supra, autocar touristique de piaules d’icônes sur Beverly Hills inclus + un clin d’œil à celle d’Edmund Gwenn, ici enquêteur d’adoption, ce qui nous ramène au « maître du suspense » et notamment à Mais qui a tué Harry ? En bigame blessé d’états d’âme, Edmond O’Brien porte le film de manière admirable, dans le rôle d’une carrière. En passagère revêche puis serveuse célibataire bientôt enceinte et mariée, olé, Ida Lupino irradie l’écran, et je défie quiconque, peu importe sa sexualité, sa nationalité, son âge, son paysage, de ne pas tomber amoureux d’elle, instantanément, longuement, durant tout le court temps des soixante-dix-huit minutes. « You kill me » souffle-t-elle au VRP esseulé, épuisé, ranimé par sa beauté, sa personnalité, sa générosité, tandis qu’elle me tue, moi, qui découvre en 2017, en VO, dans une copie plutôt présentable, l’ultime titre de son éphémère société mise KO par la RKO, le dernier insuccès d’une cinéaste ensuite passée à la TV.

Eve ou Phyllis ? La fille de riches de Floride stérile, BCBG, endeuillée, working girl séduisante dans sa robe blanche de maîtresse de maison portant la culotte, Harry s’occupe du brandy, merci, ou la « fille de fermier », prolo solo bossant dans un restau pseudo-asiatique, « souris » irrésistible, sensible, délaissée par une liaison étrangère, guerrière, qui se donne à Harry le soir de son anniversaire, présent intime, indélébile ? Et pourquoi faudrait-il choisir, s’infliger de faire souffrir ? Car il en va des fondements sociaux, rien que ça, répond le magistrat clairvoyant, peut-être clément, rendez-vous dans une semaine pour le verdict. En réalité, Harry survit au sein d’une situation intenable, écartelé entre sa première femme qu’il continue à chérir, sa seconde impossible à quitter, tout autant sinon plus aimée, de surcroît mère, désormais. La blonde s’occupe en technicienne et commerciale sereine, convaincante, de condenseurs domestiques, tout en elle suggère en effet le Deep Freeze, elle brûle cependant d’un désir d’enfant, elle ne compense plus l’absence par la connivence ensommeillée sur la couche séparée, par le travail lucratif, elle aménage déjà une chambre pour la progéniture adoptée. La brune, locataire d’un meublé à proximité, à des années-lumière, du manoir de Jane Wyman aperçu en insert, un salut ému au Douglas Sirk de Tout ce que le ciel permet, dissimule à peine sa peine, sa fragilité, sous une indépendance transparente, in fine fissurée, les yeux embués, à côté d’un banc de parc public. The Bigamist ne se contente pas de dédoubler les élues, il divise habilement les espaces, les topographies des villes. À Frisco, les diagonales dominent, les verticales donnent le vertige, ou des sueurs froides causées par des flics discrets, matérialisation du rapport social et sentimental d’Eve & Harry ; à L.A., cité plate et faussement paradisiaque, le protagoniste expérimente l’horizontalité, celle du véhicule précité, antre de son ange, celle, duelle, du lit de la plaisante parturiente.


Toujours dans la métropole de James Ellroy se déroule l’une des scènes les plus évocatrices, errance prédestinée de Harry d’abord saisie en plan moyen surcadré par un arbre surréel, le personnage s’enfonçant dans la perspective dépeuplée de la rue, en reprise des codas de Outrage et du Voyage de la peur, puis poursuivie en travelling arrière en contre-plongée mélancolique et ironique sur fond de palmiers, de villas, de récit désenchanté en voix off, finalement finie sur un travelling latéral à hauteur d’homme, son ombre et son reflet sur des vitrines aux mannequins muets, immobiles, totalement indifférents, bien que liés en rémanence à l’élégance de l’épouse fantomatique, arrière, Madame de Winter. Tout l’art cinématographique de la réalisatrice se manifeste ainsi, avec économie, pertinence, puissance douce. Film-confession et film pudique, The Bigamist bouleverse insidieusement, puisqu’Ida, encore une fois, se refuse au piteux pathos, aux violons de saison, à l’emphase des tartufes qui pullulent au soleil éternel de Californie. Elle utilise aussi le son de façon expressive, dramatique, par exemple lorsque des cris/pleurs de bébé viennent troubler la parlote sur le pas de la porte de Harry et du fonctionnaire, que l’on devine d’ailleurs animé par l’envie de réparer une faute passée de mauvais placement en famille volontaire. Et mélodrame oblige, l’opus ose l’étymologie, avec chansonnette de Matt Dennis à l’appui, sur une scène de danse aux airs de plan-séquence, dont l’intensité masquée rejaillit sur la musique vocale et inversement, création d’un moment parfait d’authenticité, de tendresse, de désir. Pas si curieusement, le film se termine au tribunal, lieu règlementaire d’une psyché procédurière, lieu commun de la filmographie des États-Unis, réunis autour de la Loi, depuis Autopsie d’un meurtre jusqu’au Sang du châtiment et au procès Simpson, disons.

En sus de la sentence en suspens, jugement reporté-figé par un arrêt sur image, se pose la question de savoir qui restera avec Harry, reviendra vers lui. Éloignées sur la même rangée de sièges, rassemblées par le cadre et le flou du premier/dernier plan, Phyllis et Eve vont in extremis regarder Harry, échanger un regard entre elles, reliant par conséquent, tacitement, leurs histoires respectives, avant que la serveuse valeureuse ne s’en aille, doublement mitraillée par des vautours assermentés. Le spectateur peut interpréter ces regards et ces trajectoires à son gré, sachant que la future ou non divorcée se tient contre le chambranle de la salle, silhouette dos tourné, en attente, peut-être en pardon, que sa vraie-fausse rivale se voyait congédiée à contrecœur par lettre d’adieu interposée, à la Madeleine Elster ou Judy Barton. Avec deux ou trois décors soignés, avec des motifs de roman-photo métamorphosés, The Bigamist constitue un grand film sur les « petites gens », désignées sur ce mode condescendant par ceux qui les méprisent, et leurs tourments charmants ne cessent de les rendre émouvants, attachants, « décents », réellement. Ida Lupino ne filmait pas des salauds, même dans The Hitch-Hiker au sadique puéril, elle ne filmait pas non plus pour les revues spécialisées dans l’auteurisme guindé, raisons supplémentaires pour enrager de l’injuste réception, du peu de descendance, je pense à Cassavetes, a fortiori à Christine Pascal ou Sondra Locke, actrices-réalisatrices précieuses, courageuses, dans leurs œuvres et leurs corps, encore trop mésestimées, voire oubliées, pour se ruer sur ses ouvrages en ligne, surtout le beau trio abordé par mes soins, en guise de re(con)naissance d’une artiste permise par notre technologie d’amnésie, de bruit, de bêtise, parfois de sauvegarde, de partage, de ravissement persistant. Comme je ne crois pas à l’au-delà, comme je crois de moins en moins au cinéma, je doute que vous puissiez lire mes lignes élogieuses et incitatrices, mais je tenais à vous remercier pour tout ceci, pour ces trois beaux cadeaux, très chère Ida Lupino. 


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